Le 24 avril 2007, à l’initiative d’Isabelle Raviolo (revue
Thauma) et de Pierre Maubé, s’est tenue une soirée en mémoire de Béatrice
Douvre. Gabrielle Althen et Pierre Maubé ont confié à Poezibao le texte de leur contribution à cette soirée, textes qui
me permettent d’enrichir l’ensemble dédié par le site à cette poète très tôt
disparue (voir références à la fin de cet article)
FT
Béatrice Douvre
par Gabrielle Althen
J’ai rencontré Béatrice Douvre à l’Université de Paris X-Nanterre, où elle préparait, sous ma direction une maîtrise sur la couleur chez Bonnefoy. J’ai également dirigé son mémoire de D.E.A. qui portait sur « Orexie et anorexie dans l’œuvre de Rimbaud ». Celui-ci reposait sur une intuition fondamentale de ce sur quoi repose l’œuvre du poète : j’entends le double mouvement de saisie et de dessaisie de l’objet du désir et du monde qui est si présent en chacune des Illuminations. Béatrice Douvre avait également inscrit par la suite un sujet de thèse sur Jouve sous ma direction.
C’est dire que le lien qui nous a unies toutes deux était la poésie. Je ne peux pas me rappeler sans émotion certains des séminaires de poétique qui à l’époque et maintenant encore m’apparaissait comme des creusets, non seulement de réflexion mais d’émotion. L’un d’eux avait rassemblé plusieurs personnalités fortes, ce qui finalement n’était pas si rare. Cette fois cependant un nœud de relations s’était tissé entre des tempéraments, si différents, aux options si tranchées, que ces séances du soir en avaient pris une sorte de qualité méditative qui nous laissaient, quand nous nous séparions, le coeur lourd, non de tristesse, mais de pensées. Béatrice Douvre s’y tenait, instante, économe de parole et exigeante, comme elle n’a plus jamais cessé de m’apparaître.
Elle réunissait des qualités antinomiques, du moins pour l’apparence et pour ce qu’on en pense généralement. Elle se montrait discrète et terriblement présente. Véhémente, avec légèreté. Insistante, mais la voix douce. Tenace et fragile. Forte et frêle. Elle était simple et sa pensée ne l’était pas. Ce sont autant de traits que je rapporte parce qu’on les reconnaît dans sa poésie. Son extraordinaire vulnérabilité, – qui n’allait pas sans grâce, ni beauté – s’alliait à une inflexible détermination. Cet être qui se posait comme de biais sur les choses de ce monde était d’une volonté sans défaut. Sans doute encore à une passion aussi tenace que sa volonté. Je la recherchais pour sa vigilance. Une vigilance dont l’objet était, pour ce qui nous occupait toutes deux, le poème, et, au travers du poème, un face à face conscient avec le destin. Cette vigilance avait sa gravité. Comme toutes les expériences fortes, elle allait de pair avec un grand courage. Ainsi l’émotion que l’étudiante que Béatrice Douvre était alors suscitait était-elle double : tant de jeunesse, de transparence et de fragilité dans l’allure, et celle allure elle-même qui ne fléchissait pas, qui ne fléchissait jamais. Ce sont souvenirs que je rappelle parce qu’ils me paraissent caractériser sa poésie elle-même.
Celle-ci, précédée par une telle attention, brûle à plusieurs
feux et ne va pas sans paradoxes, paradoxes de l’intensité liée à la légèreté,
paradoxes de l’ici et de l’ailleurs, de la véhémence et de la délicatesse, de
la ténacité et de l’effleurement, de la véracité et du peu explicite. Que l’on
pense simplement à tel ou tel de ses
titres. L’Ange fou la neige, par
exemple : deux registres, dont l’un peut-être est à l’image de l’autre, si
l’ange est aussi évanescent que la neige. De l’un à l’autre pourtant le lien
formel puissant d’une belle allitération. Mais aussi un tourbillon déjà, une
vision, déjà une puissance dans la délicatesse. Il se trouve en outre que cet
ange est dit fou, d’un mot qui étonne et qui soudain fait intervenir une sorte
de bourrasque dans ce peu de mots : passion ? l’invisible du
monde ? l’aventure intérieure ? Toute la poésie de Béatrice Douvre est
marquée, soulevée par ce tournoiement du visible et de l’invisible, de la
tourmente et du silence, de la précision de l’image et de sa transparence.
D’où l’oscillation permanente qui l’anime. On se croit du côté d’un paysage
intérieur et c’est le monde qui affleure. Cette poésie subjugue parce qu’elle renvoie à plus qu’elle n’est. J’ai
beau savoir que c’est là une constante du mystère poétique – Edmond Jabès ne me
disait-il pas, un jour, que la poésie dit toujours plus qu’elle ne dit –, ce
mystère est particulièrement sensible chez Béatrice Douvre, dans la manière à
la fois aiguë et impalpable qui est la sienne. Deux vers l’expriment, mieux que
tout effort critique :
Je te savais plus
grande que tes mains
Plus heureuse que ta vie
Tous les antagonismes qui précèdent se retrouvent dans ce constat. C’est le constat, par essence poétique, que certains mots et, plus encore, une vie, sont plus qu’ils ne semblent. D’où sa charge émotive, qui tient à ce que le bonheur ou la joie se transportent, se déportent au-delà du point où l’on croyait pourvoir les circonscrire. Je te savais (…) Plus heureuse que ta vie… D’où le fait que la limpidité du poème, et je parle ici de leur matière, de leur matériau et de leur forme et non pas de leur sens, soit aussi le lieu d’un déport. D’où leurs déports vers plus grand, vers l’inconnu, vers l’essentiel, vers le destin :
Il apparaît
Hôte inattendu
Et c’est une nuit plus
étroite qui dure
Ou encore
LA
NUIT NEIGE
Tu eus froid
Aux fenêtres
Aimant
Ô ténèbre
Jusqu’aux villes venues
Habitable
Une peine
Mais légère
Portée
Pieds nus
Un enfant parle aux nuits
Dans des milliers de larmes
Je voudrais cependant insister sur le fait que ce déport
n’est jamais fuite, et en particulier jamais fuite dans le rêve. La véracité ne
se laisse pas maquiller. Toujours la peine est dite. Toujours la douleur est
dite. Tout au plus sont-elles dépouillées de ce qui les rendrait laides :
une peine, en effet, mais une peine légère et portée. Ce déport, de surcroît, peut se faire dans les deux sens,
de l’harmonie vers la douleur, comme de la douleur vers l’harmonie, ce qui
exclut tout itinéraire de la désillusion, du déni, du démenti du meilleur,
comme par exemple on pourrait les trouver chez Baudelaire ou chez Rimbaud, chez
qui, ils renvoient à une tout autre vision, dont il ne saurait être question
ici. Le même poème se terminait d’autre part sur des milliers de larmes, mais
les milliers de larmes d’un enfant, et d’un enfant capable de les intégrer à un
dialogue et aux mystères des nuits.
Ainsi la difficulté est-elle dite, mais allégée peut-être, distanciée toujours,
jamais affrontée de façon indiscrète, et cependant nommée et surtout insérée
dans cela qui fait du vivre un miracle, un heureux miracle, - autre manière de
ce déport. Je citerai pour le dire un poème sur des mains, car il y a dans ces
poèmes beaucoup de mains actives, qui sont comme les ouvrières de ces exercices
de transfiguration :
Elles sont nues par
miracle
Et vides
Par passion d’une absence
Et en effet. Que faut-il retenir de ces trois vers : le
miracle heureux de la nudité de ces mains sans doute, ou l’absence ou la
passion ? Or ces deux derniers mots, dans leur opposition, ouvrent à un
autre registre, qui est celui de la relation à l’autre et du désir qu’on
éprouve de lui et de son manque.
Le visage est célébré dans ces poèmes, l’immensité qu’il faut concevoir du visage
proche, mais aussi son retrait, mais aussi son départ, ou bien son extension
jusqu’aux limites du monde. S’y trouve exprimé un désir de l’hôte à venir qui
est désir de l’autre, car la lumière en soi vint aussi par lui :
L’ECLAIRANT
En vérité
Comme un visage peu avant le jour
Illuminé de mer
Porteur mais par
brûlure
Du passage profond
C’est le chemin des pas
gréés de qui éclaire
L’eau aggravée du souvenir
Mais ces visages éclairés, éclairants, (un autre poème
dit : le visage soudain plus grand
et éclairé), sont aussi des visages qui ont le pouvoir de traverser qui les
regarde et de se laisser traverser par eux, et par l’expérience existentielle,
traversés par le destin, relayés par des anges, qui sont les révélateurs de
l’illumination et du péril.
Il me semble que la grande force de Béatrice Douvre a été de se tenir à ce
point à l’intersection où le meilleur et la mort se rencontraient. Elle s’est
placée avec une sorte de détermination et aussi de retenue à ce carrefour. Je
suis partie, au début de ces lignes du rappel de son attention ou de sa
vigilance. Mais il y avait une espérance dans cet effort d’attention. C’est pourquoi
je terminerai sur un poème heureux dédié à Philippe Jaccottet :
Simple
Au bout de l’allée d’harmonie
Le soir.
Dans le brûlant de
l’ombre
Chante un bonheur plus fort
Que le monde.
©Gabrielle Althen
•••
Pour saluer Béatrice Douvre Un mot me paraît éclairer l’œuvre de Béatrice Douvre :
celui de ferveur. « Dans tout
poème, il y a quelqu’un qui court à sa perte » a écrit Laurent
Fourcaut. Mais la perte inscrite en ses poèmes est d’un autre ordre.
Elle est celle d’une oblation, du don renouvelé de soi à plus que soi, à
l’infini lumineux d’une quête, celle d’une exigence désirante, d’un désir inachevé, d’une
impossibilité absolue de renoncer à cette quête, de se résigner à ne plus
désirer. « Elle respire avec l’intense désespoir Par ferveur j’entends donc, non pas je ne sais quelle extase
contemplative, mais le sang au bord des lèvres, le cœur battant à se briser –
il s’est brisé –d’une dévorante course vers cet horizon sans cesse reculé,
promis sans cesse, sans cesse refusé, le cœur battant à se briser d’un espoir
fou, celui d’une rencontre, de la rencontre. Ferveur comme une fièvre, comme un déchirement et un appel. « Million
d’oiseaux d’or, ô future vigueur » nous crie Rimbaud. Et Béatrice, en écho : « Une vigueur d’oiseaux exultant sur la mer ©Pierre
Maubé, 1. Lectures de la poésie française moderne et
contemporaine. – Armand Colin, 2005. – 127 p. – (Collection 128). Béatrice Douvre dans Poezibao :
par Pierre Maubé
Béatrice Douvre s’est perdue, de corps sinon d’esprit, nous le savons. Son
court passage sur cette terre fut une épuisante agonie – et, pour son
entourage, pour ceux qui l’aimaient, un épuisant malheur, chaque jour
renouvelé.
D’un vaisseau chaviré
Dans la boue de l’intense »
T’inventait
Et tu ouvrais le livre des prières
Et tu cherchais
Avec d’immenses mains le monde »
le 24 avril 2007,
pour le 40ème anniversaire de Béatrice Douvre, absente,
présente.
Note
bio-bibliographique,
une
lecture rencontre autour de Béatrice Douvre,
extrait
1, extrait
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7,
Rédigé par : duquesnel | mardi 12 juin 2007 à 08h51