Un texte inédit d’André du Bouchet : Vision et
connaissance chez Victor Hugo
Ce texte date sans
doute du début des années 50 et se présente sous la forme de 7 pages
dactylographiées sur papier fin, attachées par un trombone ( en haut à gauche)
qui ne se retirait pas à cause de la rouille sauf à déchirer le haut des pages.
L’ensemble se trouvait dans une chemise cartonnée d’un rouge foncé et passé sur
laquelle sont inscrits de la main d’André du Bouchet : au recto :
Victor Hugo ; au verso, des notations manuscrites.
Vision et Connaissance chez Victor Hugo
Un des critiques de Hugo les plus pénétrants, Léopold Mabilleau, constatant à son tour que dans son œuvre l’imagination créatrice prend toujours la forme visuelle, se trouve amené à dénoncer la « dégénérescence » qui, à l’en croire, aurait progressivement porté Hugo « à devenir de moins en moins sensible à l’apparence propre des objets » et à transformer sa perception « en une sorte de rêve intérieur », et cela, après qu’il eût passé « de la région verbale et mensongère de la rhétorique pour entrer dans le domaine de l’observation. » Cette dernière constatation, ne l’empêche pas d’affirmer que Hugo « a fini par ne plus voir que lui-même ». Fondée ou non, la thèse de Mabilleau comporte une contradiction intéressante qui lui a échappé, et qui n’est que le reflet d’un doute essentiel dont, sous ses dehors péremptoires, l’œuvre de Hugo est profondément empreinte. C’est le doute même de Hugo lui-même que, à son insu le critique invoque, sous cette forme contradictoire, contre l’œuvre qui en tire son origine. Car, loin de constituer un symptôme de dégénérescence, cette incertitude doit se placer à la source de l’effort créateur chez Hugo.
Vue et Expression
L’acte de voir symbolise chez Hugo l’effort par excellence, face à la difficulté de
« Chercher un pli,
chercher un nœud, de faire effort
Pour prendre l’impalpable et l’obscur par le bord »,
d’arriver à assurer sa prise, à prendre pied dans ce qui demeure inexprimé : l’univers, qui semble frappé de mutisme, ou la page blanche. La vue est le signe d’appropriation de l’incréé. Tel est le nom de Gilliatt sur la neige, le mot vient s’y inscrire de façon visible, pour ensuite s’effacer. L’expression « à perte de vue » prend toute sa résonance sous la plume de Hugo.
Car, aussitôt créé, le monde objectif semble frappé de
nullité. Pour Hugo, création est synonyme de chute : toute expression comporte
une sorte de rétrécissement, qu’il tente de parer, sur le plan verbal, par une
surenchère où la vue s’égare, où sa perte se consomme. Il n’y a pas de moyen
terme entre précision et diffusion. L’expression précisée, visualisée,
s’identifie avec la ruine. Et la diffusion à laquelle il a recours pour lui
restituer sa première énergie, précipite au contraire son effacement. Dans le
cheminement poétique propre à Hugo vient chaque fois s’inscrire une cosmogonie.
Chaque chose vue devient un gage de
la création, et le signe même de l’expression poétique : la mystique
visionnaire ne se sépare pas d’une sorte de réalisme sommaire. L’univers se
présente sous l’aspect d’un langage visible, d’un alphabet visuel qui sans
cesse surgit et s’efface :
« La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches. »
Autour des points acquis, comme autant de taches, des centres symboliques, s’organisent les lignes de force formant le réseau dont Hugo enveloppe le monde objectif.
Le Milieu Visible
Une véritable matière de la vue : selon l’hypothèse avancée dans les Travailleurs de la Mer, l’« assèchement » du jour révèlerait toute une faute spécifique à la vue, surgissant et se confondant alternativement avec la transparence. Ici la création du « voyant » coïncide avec la création tout court, les degrés de l’être étant déterminés par l’intensité de la vue. Profondeurs troubles. Linéaments avides, se cristallisant en pieuvre, en mouches, en tous les prête-noms d’une réalité innommable. Ce monde visuel protoplasmique paraît se placer à l’origine même de la vie ; c’est la vue, ou la vie dans sa forme moléculaire. Toutes les dimensions usuelles, l’échelle humaine elle-même, sont contaminées par cette perception moléculaire. La vue, continuellement contrainte de s’ajuster à ces mouvements d’expansion et de raréfaction, trouve une sorte d’objectivation dans le renvoi au microscope et au télescope qui servent à matérialiser cette démarche imaginaire, à « grossir la vision ». Entre ces deux infinis, la réalité elle-même paraît faire défaut, et c’est sur ce « milieu visuel », qui lui sert de stimulant poétique, qu’il arrive alors à Hugo de greffer une filiation prétendue réelle, et parfois non exempte d’une certaine platitude.
« Il regarde tant la nature
Que la nature a disparu ».
L’Univers de la Vue
L’exercice de la vue qui est pour Hugo le premier moyen de pénétration du domaine objectif a cela de particulier qu’il semble en même temps annuler le champ de son investigation. La connaissance est liée à une fragmentation de l’objet qui ne peut être compensée que par un effort de généralisation inversement proportionné, pour en lier les éléments épars et en assurer l’intelligibilité ; dans les deux cas, dans l’éclatement résultant de la tentative de mainmise comme dans la généralisation par laquelle il tâche de préserver son intégrité, l’identité même du sujet, absorbé par ce qu’il s’est efforcé de saisir, est mise en cause. Les éléments de cette dialectique visuelle peuvent être reconstitués.
a) taches qui se précisent et se dessinent.
b) objets à leur tour réduits à des points. C’est, dans mainte œuvre de Hugo, l’épilogue par l’effacement.
c) après l’effacement : le non-visible, ou l’indicible. Etats de flottement crépusculaire.
d) fonction presque gratuite de la vue dans le non-visible, conduisant, par sa propre énergie, au dégagement d’objets visibles. Thème des « linéaments livides ». S’agit-il d’une réalité ou d’une vision ?
e) le monde de la vision. Un univers « visionné » dont chaque élément, n’existant qu’en vertu du regard qui s’y pose, devient à son tour doué de vue, se charge de fluide visuel, et voit.
« Et
sur vous qui passez et l’avez réveillée ,
Mainte chimère
étrange à la gorge écaillée
……………………………………………
Du fond d’un antre
obscur fixe un œil lumineux »
Tout, n’existant qu’en vertu de cette vue, ne peut que mutuellement s’entrevoir : l’existence devient un gigantesque solipsisme visuel.
« Les
objets effarés qu’un jour sinistre éclaire
Sont
l’un pour l’autre vision ».
C’est à ce moment de paroxysme visuel que le poète peut surprendre
« l’attitude effarée et terrible
De la création devant l’éternité »,
c’est-à-dire l’étonnement de ce qui voit face à ce qui ne voit pas, de voir, en dernier ressort, qu’on ne voit pas.
f) on existe simplement parce qu’on est vu, on a renoncé à voir. La vue cesse d’être un principe actif, le poète n’est que soumis à une vision. A cette phase correspond chez Hugo l’invention d’un œil transcendant. Du point de vue poétique, il est peut-être significatif que cet œil passif et conservateur soit à l’origine de la vision la plus conformiste chez Hugo.
La Vision
Dans sa confrontation du proche et du lointain, de l’immense et de l’infime, ses antithèses perpétuelles, le travail de réduction de ce qui voit à ce qui est vu, se confond avec le travail poétique lui-même. L’objet de la vision, avant de se confondre avec le visionnaire, semble réfléchir, réverbérer le regard qui le fixe, et, dans la mesure même de son intensité, refouler le rayon visuel à sa source, comme si la vision, consommant son cycle, rentrait en elle-même, et se résorbait dans le non-visible.
« Il me toucha le front du doigt, et je mourus. »
L’eau recouvre la tête de Gilliatt au moment où le point
qu’il fixe disparaît.
« On
voit tout, et rien. »
Le terme de la vision conduit donc au néant initial, à cette indicible carence
de la réalité qui sollicite la création et engendre, une fois de plus, la vue.
C’est ainsi qu’avec Hugo, le fait même de voir, transcendant la description,
commence à intervenir dans la formulation de la réalité, en cristallisant le
rêve de faire corps avec la réalité extérieure. Des Contemplations aux Illuminations
et aux Yeux Fertiles, à travers
l’aventure de la fragmentation la poésie aura éprouvé l’unité de l’être et du
monde.
voir la présentation du double numéro de la revue l'Etrangère où doit paraître ce texte
photos DR (André du Bouchet et ses carnets)