La Revendication de la prose
La poésie est une brutale et miraculeuse éclaircie à l’horizon du langage rendu aussitôt à l’essentiel. Pour André du Bouchet la poésie est l’autre nom de la respiration. Ce n’est pas un jeu, encore moins un calcul, c’est l’état d’un passage à même le tumulte des mots en vue d’un débordement, au gré de l’existence, du verbal lui-même, mais ce débordement, André du Bouchet se plaît à l’inscrire sur la page. La poésie est la cime de l’expression, doit-elle être le seul accès à l’être ? Certainement pas car il y a aussi la réflexion, la méditation, ce que l’on appelle l’essai qui, aussi poétique sera-t-il, ressortit de la prose. Cela serait également vrai de la notation qui s’attarde, qui échappe à la fugacité du strict poème (carnet, récit). La prose existe qui est le contraire de la poésie. Alors, dans un élan irrépressible, la poésie inclut à son propre mouvement cette différence, elle s’accapare cette altérité, elle en fait une autre de ses provinces. La poésie avec André du Bouchet contamine la prose, elle la revendique. Sa poésie est au reste la meilleure incarnation d’un excès du verbal, au plus haut, elle est suspens, éboulement, infini vibratoire. Dans le geste même de vouloir tout dire, il arrive à chacun d’éprouver la bousculade des mots au point que la parole se coupe, rentre en attente, le heurt verbal se traduisant par un bégaiement, un blanc provisoire, c’est cela la prose de Du Bouchet, un acte d’excessive parole qui au plus fort de l’emportement traduit le muet. Aussi bien l’attention portée à d’autres créations, proches et significatives, impose le trouble de la prose pour une clarté poétique convaincante. Des grandes méditations presque classiques des débuts sur Poussin ou Baudelaire réécrites pour ne pas déroger à cet impératif jusqu’à la considération frémissante de Tal Coat ou, reconnaissante, de Leiris comme à l’aveu presque anonyme d’une histoire sans histoire, André du Bouchet honore la prose, il introduit en elle cassure et suffocation, il donne à la pensée le point d’appui incertain qu’elle recherche. Se tenir en arrêt, marcher d’un bon pas, réduire la distance, telle est sa façon de tourner autour du sens qui s’évanouit aussitôt qu’il devient, qui demande à être relevé, placé loin en avant de la parole qui le découvre. Il s’agit ni plus ni moins d’un salut. A l’aune de cette ignorance du prosaïque, la prose elle-même advient à sa lumière, poésie imprévue qui refleurit dans l’épaisseur de sa nuit. André du Bouchet l’a arrachée à sa lourdeur, l’a rendue légère comme une voyelle ou un timbre d’oiseau. La prose discontinue dès lors ne s’apaise pas. Elle va à son feu, selon la rigueur de sa flamme.
Yves Peyré
Cet article paraît dans le numéro double exceptionnel que la revue l’Etrangère consacre à André du Bouchet
photo DR, Truinas, la maison d'André du Bouchet