« [...] je me risquerai [...]
à vous faire part d'une idée qui m'a toujours paru vraie, en tout cas toujours
exalté. Une idée qui naît de l’observation de l’architecture, mais qui, en
réalité, concerne toutes les autres formes de création, portant sur les aspects
les plus intérieurs du rapport de la personne à soi-même.
C’est à la voûte que cette pensée s’attache. À la voûte, à cet extraordinaire
recourbement par lequel le mur qui s’élève pierre après pierre se fait comme
conscient du voisinage d’un autre mur et se penche vers lui, risque son
équilibre dans le vide qui les sépare, défie la gravitation, mais reçoit alors
le secours du côté opposé de l’édifice, qui semblablement s’est porté en avant,
les deux murs ensemble faisant naître alors un espace, au sein duquel on peut
vivre.
Et parfois, cet espace, ce n’est pas à sa base un carré ou un rectangle, mais
un cercle, et ce n’est plus alors la voûte en berceau qui recouvre et rassure
la vie qui y prend refuge, mais une coupole, et quel surcroît alors d’évidence
et je dirai de bonheur : du sommet de cette coupole, de la clef qui y retient
et y distribue les forces conjointes, descend vers le pavement un axe qui y
détermine un point qu’on peut dire un centre, ce qui enseigne l’idée du centre
et en confère un à ce lieu où il se trouve qu’on est, cependant qu’au-dessus le
ciel lui-même se fait un cercle, se voûte, pour suggérer – un rêve certes, mais
légitime – que le cosmos aveugle devient la maison de la vie humaine, engagée
dans la tâche de recourber autour d’elle ce qui était la simple nature, et dont
elle fait une terre. La réalité s’illumine, [...].
Pensez au temple grec, en effet, qui ne
connaît pas la voûte ! À ces trois dimensions, deux au sol et la plus importante,
la verticale, [...]. Nous qui regardons
le Parthénon ou Paestum sommes requis, transportés par cette structure
intelligible dont la beauté nous laisse entrevoir des rapports plus beaux et
plus purs encore, dans l'empyrée. Nous sommes même tentés, de par cette
nostalgie de chacun et de toujours qu'a si bien captée le platonisme, de nous
défaire de nos attaches terrestres. Mais justement, quel danger ! [...] Car
nous cessons d'être si nous cessons de percevoir les êtres et les objets de la
réalité ordinaire; ou plutôt, si nous cessons de les voir comme ils sont ici,
avec nous, dans l'imperfection et la fugitivité des existences mortelles. Quel
paradoxe, quelle vérité pourtant : c'est dans la chose finie, ce petit vallon
entre deux rochers, ou ce visage d'enfant, ou la vie malheureuse de Baudelaire,
que l'infini nous est accessible. [...]
[...]
J'aime la voûte, vous le voyez, j'aime la coupole, j'aime l'admirable opus incertum qui peut utiliser les
pierres les plus grossières pour cette métamorphose par quoi des murs
deviennent de l'être, par quoi l'espace se fait le lieu. Or, et voici qui va
vous expliquer maintenant cette profession de foi qui peut vous surprendre, j'ai
toujours associé la ville de Rome, la civilisation qui nous vient de Rome, à la
voûte, à l'élection de la voûte, à sa manifestation résolue dans le monde en
cela occidental. Association on ne peut plus réductrice, assurément. [...]
[...] et voici [...] une autre raison d'évoquer Rome, qui est celle même qui
nous réunit aujourd'hui, puisque vous êtes, nombre de vous, et moi avec vous,
des témoins et des historiens de la poésie. La poésie, en effet, je dirai, d'un
mot, que c'est la voûte dans l'écriture [...]. Nous parlons avec des concepts,
qui substituent aux objets de notre pratique, et même aux êtres, des
représentations abstraites, qui en font oublier la qualité d’infini, mais aussi
bien leur durée qui n’est qu’éphémère, leur implantation dans un lieu,
autrement dit leur réalité comme nous la savons dans notre existence.[...]
[...] la poésie n'est pas l'imagination, et ne doit pas être comprise comme un
aspect de la création littéraire, où l'imagination prédomine. La poésie, c’est
quand on se détourne du discours des concepts parce que des rythmes en nous,
montant du fond de nos corps, veulent employer les mots, qui semblent
promettre, mystérieusement, autre chose que des idées, et alors on découvre que
cet emploi autre, nouveau, défait dans l’articulation de la phrase l’autorité
des formules, des représentations conceptuelles, si bien que c'est la chose
elle-même qui, ruisselante de son infini retrouvé, paraît devant nous et nous
parle d’autre façon, révélant par analogies et symboles les grandes lois du rapport
qu’il nous faut établir ou, à tout le moins, approfondir entre nous et les
autres êtres. La poésie nous rend la présence du monde, mais aussi celle des
autres êtres humains, dégagés, tant qu’elle dure en nous, des figures si
réductrices que nous leur imposons ordinairement. Et c’est en quoi j’ai pu la
dire une voûte, car tout ce qui est, choses et êtres, [...] ce sont des vies
qui se rapprochent les unes des autres en cet instant même où elles retrouvent
chacune leur réalité infinie, [...]. La poésie est la parole non plus dispersée
de notion en notion mais voûtée, avec des mots à nouveau aussi lourds et
granuleux que des pierres. [...]."
Yves Bonnefoy, Poésie et architecture, p. 70, 71,
72,73, dans un ensemble de contributions réunies sous le titre « Penser Bâtir », in Revue des deux Mondes, avril
2007, issn 0750-9278, 11 €
N.B. :La Revue des Deux Mondes publie dans ce numéro le texte d'un
discours prononcé par Yves Bonnefoy à l'Université de Rome-III le 24 janvier
2001, lors de la remise du titre de docteur honoris causa. Ce texte a été
publié aux éditions William Blake and Co.
Je remercie Maryse
Hache pour cette contribution
Commentaires