Aller au plus nu de ce
qui se tait[1]
Terre exacte, dès
le titre du livre, le lecteur est confronté à une forme de mystère, mystère de
quelque chose de limpide et dans le même temps obscur. Car quoi de plus simple,
de plus usuel que ces deux mots Terre
et Exacte, quoi de plus mystérieux
que leur accolement ?
Terre exacte, à maintes reprises, au
cours du livre on va retrouver les deux mots, ensemble, et de leur rapprochement
naîtra toujours cette double sensation d’évidence et d’un sens au-delà, si
vaste qu’on ne peut l’appréhender, sauf à le dépeupler. Ce n’est pas, il s’en
faut de beaucoup, la seule formule mystérieuse. mets le jade dans la bouche ou bien laisse l’épine chercher le coeur [2] : elles parsèment le livre, comme des pierres que l’on tourne et
retourne, fasciné par quelque chose qui en émane et dont on scrute les strates
géologiques.
Terre Exacte, et là encore paradoxe,
est à la fois un livre difficile et un livre limpide. Il n’est pas difficile à
lire et pourtant le sens se diffracte, se dérobe, se recompose en permanence, d’autant
que le fil de la lecture joue ici un rôle particulièrement important en raison de
la récurrence des mots, des thèmes, en un vrai jeu musical de dominantes. Ainsi
sont repris de poèmes en poèmes ces mots nous
fûmes ce que nous sommes, lieu là,
arête [3], et tant d’autres. Ainsi
le livre est-il peuplé, hanté, d’appels, partout :
ensemble ils
appellent / / lance-leur un filet [4].
Ou plus loin
Nous
arpentons / leurs murmures.[5]
Il semble qu’il y ait interrogation d’un temps d’avant, et cet avant ouvre sur
de multiples possibles, passé personnel, passé de l’humanité et surtout, sans
doute, le temps central du désastre. Jamais évoqué sauf en arrière plan qui
informe et conditionne tout le reste ; quelque chose qui peut faire penser
à l’attitude du peintre Miklos Bokor, toute référence explicite évitée,
forclose même comme indécente, indicible. Mais il y a là la présence d’un trou
noir qui courbe l’univers du poème : quelque
chose te courbe selon la suie.[6] Il y a cette mémoire perpendiculaire [7], que nous aurions perdue,
qui nécessite de forer une carotte dans l’épaisseur du temps et de l’oubli.
Le texte donne le sentiment d’une lutte avec ce qui se dérobe, impensé, impensable,
informulable (résonance biblique de cet informulable) :
J’entends
et / Je n’entends pas.[8]
Chemins de paradoxes donc qui expliquent sans doute que nombre de phrases
semblent ambivalentes, on peut les lire, les comprendre et en blanc et en noir,
en même temps comme ce quelque chose
pousse dans la bouche [9] : est-ce parole,
délivrée, délivrante, source, est-ce qui étouffe la même parole ? Il faut
noter tout le jeu sur le temps ou le mode des verbes, sur les personnes, je,
tu, nous, singuliers et pluriels, souvent aussi dans des reprises modulées :
Viens
tu viens [10],
invoque nous
invoquions [11]
La syntaxe est redistribuée (comme on dit redistribuer les cartes), il y
autre chose à comprendre, à entendre que ce que permet la donne usuelle des
mots, il faut les rebattre, ils restent eux-mêmes, vocabulaire limité,
récurrent, à structure thématique. Ainsi du minéral qui se décline en jade, agate, jaspe, sable, cristal, sel,
usage donnant souvent la sensation d’un monde vitrifié (par une / la
catastrophe). C’est un chant tendu,[12] (certains accents font
penser à Nelly Sachs),
une langue
à bruire // détraquer,[13]
qui descelle.
Partout le tissage extrêmement intime de la vie et de la mort, la mort comme
noyau autour duquel danse l’électron, vivant, sans lieu là, sur les arêtes.
Sans demeure fixe ; seul le dit serait habité, habitable[14] et comment ne pas songer
ici à Edmond Jabès ?
Mais
réponse va venir, elle vient
[…] serre le livre et parmi le bronze // s’ouvrira
l’anémone.[15]
Pour terminer je voudrais dire la responsabilité qu’endosse cette écriture si exigeante,
si forte, vécue comme un acte de (re)création :
chair prend
chair / si je répète ton nom / qui lentement s’accroît.[16]
Terre exacte peut, doit, se lire et
se relire car il semble qu’on n’en épuise pas le sens, qui se renouvelle à
chaque passage du lecteur.
©florence trocmé