De
ce livre écrit « en regardant des tableaux de Paul Klee », on aurait
pu prévoir des poèmes contemplatifs. Rien de tel. Ce sont en fait des poèmes
qui ne restent pas en place. Cela d’ailleurs n’étonnera pas si on se souvient
du poème intitulé « Klee » dans Rémi, paru en 2003. On y lisait qu’il
peint « le rose en bleu », il y était comparé à un « chat sur
ses pattes » et pour finir, il « s’en va avec ses mains ». Ici,
c’est au tour d’Eric Sautou de perpétuellement s’en aller, avec les mots.
Eric Sautou est un poète que les mots étonnent, c’est sa façon de voyager. Les
mots sont étonnants parce qu’ils font apparaître ce qui n’est pas, ce qui ne
peut pas être, avec une superbe confiance : « et soudain un koala /
pesa sur mon épaule ». Ils font des sensations là où il n’y a pas de
corps : « entends la comptine il fait si froid / les mains ont froid
elles sont gelées ». Les mots sont très forts.
Les mots sont même plus troublants que le monde, car il y a toujours le
souvenir d’un mot dans un autre mot : « moins il y a le corbeau /
plus il y a la pie », écrire c’est
jouer à cache-cache. On se demande toujours quel est le mot qui aura l’idée de
venir ensuite, c’est-à-dire, d’une certaine façon, derrière, en-dessous du
précédent : « soulève », cet impératif est présent plusieurs
fois dans ce livre, où une avidité pleine de curiosité, de précipitation, se
fait jour. Au point que les mots peuvent aussi être plus nombreux que les choses,
car en courant de l’un à l’autre c’est souvent une troisième chose qui arrive,
à cause de l’élan qui mène plus loin : « je suis tombé de mon
brouillard / navire comme un chapeau ».
Elan un peu fou donc, avec une maladresse qui parfois se montre, le poète en
est conscient : « oh je bascule je suis habitué je nettoie / plus
qu’il ne faut de taches sur la nappe ». Il y a ainsi des mots qui
trébuchent, des mots qui chancellent l’un contre l’autre, se confondant un
peu : « m’aimes-tu un mai du mois de juin » ; des mots
qui arrivent trop vite : « il pleut sur de la boue » ; des
mots qui tournent sans prévenir, tel le dernier « comme » de ce
passage : « hanté / comme envoûté / comme aile du château / comme vieille
édentée / comme Erwann » ; des mots qui reviennent sur leurs pas au
cas où on n’aurait pas entendu : « veux-tu que nous partions / (que
nous nous en allions) ». Cette absence de retenue, elle est très nouvelle
chez Eric Sautou. Elle me fait penser à une voix qui n’a pas l’habitude de
crier pour appeler, et parfois cela fait un drôle de son, on ne sait plus trop
ce que c’est et où on est : « rendez-vous au square d’ange / petite
ville sous les pins / venez vêtu / de rouge bleu / nous nous serons / de
même ». Mais, comme on le voit dans ce poème, ce qui sonne plus fort que tout et est tout
neuf dans cette poésie, c’est cette gaîté d’oser entraîner l’autre, cette
décision de ne plus conjuguer l’existence à la première personne solitaire –
« nous nous serons ».
Poésie qui pour une fois réclame, refuse de laisser l’autre tranquille :
que d’impératifs ici, de sollicitations de toutes sortes, avec cet air
infatigable de prendre un ton si naturel, si délié parce qu’on ne s’arrête
pas, qu’on ne renonce pas à repartir: « oh tu me décourages tu sais / tu me
décourages / vois comme on est là / comme on oublie / des enfants
s’égarent ».
Où vont tous ces mots, où allons-nous avec eux ? Eh bien, vu le grand
désordre, tout le monde s’embarque dans le même bateau, en d’autres termes, on
peut imaginer pour ce dernier livre d’Eric Sautou un autre titre, toujours
aquatique bien sûr, c’est la règle avec lui : L’arche de Noé. Non
seulement toute la gamme des animaux s’y montre : « vint un léopard
/ qui fut soudain plus qu’une image », « là où l’escargot / nous eût
rejoints », mais il est assez grand pour contenir toute la courbe du
choses, des plus lointaines et improbables aux plus prosaïques et sûres :
« et chaque jour dans l’indigo / c’est beaucoup d’eau / dans la
bassine ». De toute façon on appareillera, il y a toujours, dans l’allure
allègre des vers ( « quel est en poésie / en fin d’après-midi suivez la
ligne ») un grand bateau qui se profile entre deux naufrages, comme un
visage qui se redresse entre deux creux, une voix qui recommence entre deux
blancs : « coulez à l’encre / allez / c’est maritime / sur le cargo /
c’est harnaché / comme un beau prince / alors / à l’horizon / qu’est-ce que tu
sais / dis-nous maintenant / je vois le trois-mâts est échoué / sévère / comme
un bruit de tambour je vous invite ». Oui, tant de confiance dans
l’inquiétude, cela ne peut être dit que depuis cet arche d’un recommencement
dans le désastre.
©Ariane Dreyfus
Eric
Sautou
les Iles britanniques
Tarabuste, 2007
isbn : 2-84587-132-5, 11 €
Eric
Sautou dans Poezibao :
Note
bio-bibliographique extrait
1, extrait
2, note
de lecture de La Tamarissière,
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