La poésie, cet accès à soi qui se fait accès aux autres
Ce qui alarma Paul Celan, titre magnifique et si profondément emblématique pour ce court essai d’Yves Bonnefoy dont la portée me semble fondamentale. Le rapprochement des mots « alarmer » et « Paul Celan » suffit à lui seul à susciter dans le for intérieur et la question et l’inquiétude liée à la question.
En fait, Yves Bonnefoy revient
sur la terrible affaire qui mina la fin de la vie de Paul Celan et qui
peut-être contribua à son suicide : l’accusation par Claire Goll, la femme
du poète Yvan Goll, de plagiat. Celan aurait plagié des poèmes écrits par son
mari. Yves Bonnefoy démonte (en l’inversant quasiment !) l’accusation mais
se livre à une démonstration où il se fait presque par moments l’avocat du
diable, démontrant en effet l’inanité de ces accusations mais s’étonnant qu’elles
aient pu blesser aussi profondément Paul Celan, qu’il a connu il faut le
rappeler. Comment quelque chose d’aussi lamentable, d’aussi peu fondé, d’aussi
dérisoire a-t-il pu atteindre tellement en profondeur le poète ? Ceux qui
douteraient de cette vérité-là peuvent se rapporter à l’admirable correspondance
de Celan avec Gisèle Celan-Lestrange, son épouse et ils liront comment, comme
un leit-motiv, comme une obsession, le thème de cette calomnie revient, et
revient et revient sous la plume de Paul Celan.
Mais Yves Bonnefoy va infiniment plus loin que le simple constat, suivi
de la dénonciation de la calomnie. Il creuse, il s’interroge, partant de cet excès de la souffrance de son ami, cherchant à en percer la profondeur. Et il
en vient à écrire, par ce biais, non seulement une défense de Paul Celan mais
une méditation alarmée sur la poésie et son statut aujourd'hui. Car ce qu’il démontre en quelques pages
saisissantes c’est que « il n’y a pas de plagiat possible en poésie ».
Parce que la poésie naît de « notations qui montent des profondeurs de la
personne : ce qui est vivre l’écriture comme une poussée du dedans aussi
continuelle qu’irrésistible, et assure au tour qu’elle prend dans le poème
quelque chose d’irréductiblement singulier, encore qu’à être telle elle n’en
sera que plus riche d’universel ». De cet « irréductiblement
singulier » découle que « en poésie la question du plagiat ne se pose
pas, [que] cette notion n’y garde même aucun sens ».
Ce qui alarma Paul Celan fut donc la claire perception que cette accusation de plagiat impliquait en fait en premier lieu que ni ceux qui l’attaquaient mais pas plus ceux qui le défendaient ne comprenaient vraiment ce qu’était la poésie ; et que par conséquent ni les uns ni les autres ne le considéraient comme poète. Il était en proie à la négation de son identité de poète qui était le fondement même de sa vie : « l’accusation de plagiat n’allait pas simplement déconsidérer Paul Celan, elle avait pour effet, voulu ou non, conscient ou pas, de le dépouiller devant ses lecteurs d’un rapport à soi qui était pourtant sa vie même »
Et Yves Bonnefoy de se fonder sur cette crainte de Paul Celan pour montrer qu’il y a tout lieu de l’éprouver aujourd’hui. Crainte « aussi et surtout que la poésie, la poésie comme telle, la poésie comme elle a existé à travers les siècles, ne fût plus perçue ou vécue que par très peu de personnes dans la société d’à présent ». Tous, même les défenseurs les plus évidents et les plus informés de Celan sont passés à côté de cette vérité. Les dernières pages de ce mince mais si profond essai sont une méditation sur le sens et le rapport du sens à la mort, à la finitude. Notre société, dit en substance Bonnefoy, nie la mort et ne tient pas les autres « pour un absolu ». Bonnefoy s’interroge sur les idéologies, sur les concepts pour bien faire comprendre que là est l’enjeu de la poésie, elle « est de par sa naissance même dans la parole le débordement des systèmes conceptuels, et plus encore de l’absolutisation que l’on peut en faire »
Je voudrais terminer sur cette citation bouleversante qui dit bien la mesure de ce livre et son importance, pour Paul Celan, pour la poésie, pour le sens, pour notre monde : « Paul voulait redoubler d’une relation ouverte et pleine à tout être, et donc à soi, sa dénonciation de ces idéologies antisémites ou autres qui ne sont, aussi bien, sous leurs dehors théoriques, qu’une détestation de la vie confiante. Il le voulait et pouvait rêver le pouvoir, puisqu’il y avait la poésie, cet accès à soi qui se fait accès aux autres »
©florence trocmé
Yves Bonnefoy
Ce qui alarma Paul Celan
Galilée, 2006, isbn : 978-27186-0743-6, 11 euros
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