le bruit violent des
vagues
sur le rivage à l’heure où le sommeil apaise toute chose.
J.-Y. Masson, Onzains de la nuit et du
désir.
On connaît Jean-Yves Masson traducteur de la littérature
allemande (Hofmannsthal, Rilke, Andrian, notamment), italienne (Mario Luzi,
Roberto Mussapi, Sinisgalli), anglaise (Yeats), directeur de la belle
collection de littérature allemande chez Verdier, essayiste (Hofmannsthal, Jouve,
Nerval,…), spécialiste de littérature comparée à l’Université de Paris IV…, on
fréquente moins le poète. On s’empressera donc de lire le récent recueil Neuvains du sommeil et de la sagesse,
ensemble qui fait suite aux Onzains de la
nuit et du désir parus en 1996 chez le même éditeur.
Le neuvain est une forme ancienne de strophe, plus rarement de poème. Présent
chez Charles d’Orléans (1394-1465), il est apprécié des poètes de la seconde
moitié du XVe siècle (ceux que l’on appelle "les
Rhétoriqueurs") qui en varient la structure, mais il est toujours rimé et
le reste quand il est quelquefois repris par des poètes du XIXe siècle.
Jean-Yves Masson adopte une forme non rimée, mais garde les vers réguliers,
souvent l’alexandrin, propres à une tradition poétique qu’il connaît bien1. Le recueil comprend
99 neuvains (= 9 fois 11) numérotés, encadrés par deux neuvains hors du compte
et en italique ; le lecteur a déjà rencontré cette attention aux nombres
dans le précédent recueil (121 = 11 fois 11 poèmes de 11 vers), et apprendra
ici que le poète apprécie le « Nombre.
Qui unifie et fortifie, // réunit les membres épars de la douleur, invente pour
la patience / un rituel. »
On pourrait suivre dans les Neuvains
les allusions, claires, à diverses traditions culturelles ; la Bible est
présente, mais surtout le monde de l’antiquité classique par l’évocation de
grands lieux (Delphes, Délos), par Homère dont un passage de l’Odyssée donné en épigraphe suggère
peut-être une voie pour lire le recueil : « Trois fois je m’élançai, mon cœur me pressait de l’étreindre, trois
fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou à un songe, elle s’enfuit.»2 L’échec du mouvement
d’Ulysse est à nouveau évoqué (neuvain LXXIX) quand le narrateur résume le sens
de sa quête : « Comme le roi
d’Ithaque, par trois fois / je cherche à saisir un visage, je m’élance sur le
// chemin qui nous sépare des morts […] /
Tout est visage dans mes vers, pour que l’ombre parle et murmure. »
On préfère suivre d’abord d’autres chemins qui se croisent. Le titre associe sommeil et sagesse, et ce couple du début à la fin est fil d’Ariane pour
reconstruire ce que sont « les
membres épars de la douleur » évoqués ci-dessus. Il apparaît bien
nettement dans le neuvain II et se décline ensuite de diverses
manières : sommeil entraîne nuit, ombre, sombre mais aussi aube et lumière, et à sagesse
s’associent vérité et passé. Ces variations continues autour
du sommeil permettent de faire surgir choses et êtres absents. L’évocation des
moments magiques de l’enfance (« l’enfance
d’or ») occupe une place privilégiée ; la recherche de ce temps à
jamais disparu, dite quasiment dès l’ouverture du recueil, est un des motifs de
l’ensemble : « Un enfant nu
sommeille / dans ma crypte de temps. Il a la clé de mon empire. »
(neuvain II). Cette perte irréparable et cette blessure inguérissable débordent
largement le temps de l’enfance : « Cette folle rumeur qui me vient de l’enfance / et dort au fond de moi
toute d’ombre et de nuit, / c’est la douce chanson de mon pays d’absence. »
(neuvain LXI). Une blessure aussi profonde a été provoquée par la perte de
l’être aimé.
Rien ne reste donc du passé, sauf peut-être les songes où tout s’invente avant
l’aube, le sommeil où se fabriquent les images que détruit la lumière. Le
dormeur plonge dans d’autres espaces, dans d’autres heures, essayant – en vain
– de « saisir le secret noir du
temps », ne retrouvant que des ombres qui s’enfuient, les animaux ou
les arbres de tous les jardins perdus – ceux de l’enfance : couleuvre,
crapaud, freux, grive, ou ceux de la Grèce : olivier, acanthe, laurier,
oléandre (laurier rose). On sait bien que « la mémoire même est tissée d’oubli noir ». On sait aussi que
pour inventer son passé dans la nuit, « ce chemin sans langage », par les songes, il faut inventer une
langue qui, seule, pourra vraiment rompre le silence du songe, « le sommeil d’avant le monde », et
apaiser la douleur : « Et je vais
parmi des figures, des ombres, des simulacres, / en cherchant par quels mots je
pourrais me guérir ». Les mots trouvés traduisent la « voix d’ombre » sinon inaudible et,
dans la contrainte forte du neuvain, écartent pour un temps « l’exacte familière étrange vérité »,
la certitude de la « nuit du corps
» – de la mort.
©Tristan Hordé
Jean-Yves Masson
Neuvains du sommeil et de la sagesse
Cheyne éditeur, 2007, 15, 50 €.
XCIII
Arbres de grand sommeil, confidents de ces jours d’enfance
où le temps neuf dévoilait sa lumière ardente,
arbres chargés d’abîme inverse, traits d’union entre vie et
mort.
J’en appelle à votre amitié quand chante l’oiseau de l’orage
quand la nuit vient, quand le cœur étouffe en silence,
que toute route se dérobe et que vient le doute ou la peur.
Près de vous je suis cet enfant qui s’en allait vers la
frontière
à la recherche de la langue où l’origine
chante au-delà de toute langue, dans la musique de vos voix.
Jean-Yves Masson, Neuvains
du sommeil et de la sagesse, Cheyne éditeur, 2007, p. 105.
1 Jean-Yves Masson a notamment édité un choix
de poèmes de Philippe Desportes (La Différence, collection Orphée), sous le
titre Contre une nuit trop claire (titre
d’un poème de Desportes).
2 Traduction de Philippe Jaccottet.