Dans le cadre de son accompagnement
du prix des Découvreurs, Poezibao publie ici (et publiera dans les
prochains jours) une série de textes et documents liés aux auteurs de la
sélection 2008*. Il est d'usage de fournir ces ressources pour chacun des sept
ouvrages sélectionnés.
Je publie
aujourd'hui la note de lecture que Bruno Fern a consacrée à Pour l’Ange de Petr Kral
Si l’on considère que la poésie a quelque chose à voir avec le fait d’être au monde, celle de Petr Kral revêt alors un intérêt tout particulier.
En effet, même s’il avait commencé à écrire avant son exil (1), la nécessité pour cet auteur d’être ici et ailleurs (non seulement spatialement mais aussi linguistiquement) n’a pu que souligner la distance inhérente à l’écriture même, ce qui l’a incité à ne pas en rajouter, la réalité (ou du moins ce qu’on nomme ainsi) lui étant déjà «intimement étrangère» (p.76), y compris dans ses aspects en apparence les plus familiers.
Dans cette perspective, le poème, par son hésitation fondamentale entre le son et le sens, entre l’usage habituel des mots et la révélation de leur étrangeté (2), représente une forme évidemment privilégiée. Cela dit, la subjectivation obligée, comme poussée à bout, de l’écriture poétique n’engage pas chez P. Kral un mouvement centripète qui en réduirait l’usage à un système d’acrobaties formelles ou à une mythologie personnelle fermée sur elle-même. Au contraire, elle ouvre grand l’angle sur une vie quotidienne qui recèle suffisamment de nouvelles dont on ne sait trop si elles sont bonnes ou mauvaises, les deux faces étant aussi visibles l’une que l’autre, «l’éclat métallique du crime» (p.64) côtoyant le «duvet d’un séjour / commun, enfin» (p.53). Cependant, elle n’en assume pas moins sa singularité – «Je suis de mon côté, c’est entendu.» (p.18) – en n’oubliant pas qu’elle implique nécessairement un point de vue circonscrit sur le réel : «un autre jour on montre seulement à l’entourage comment on découpe / son morceau fictif » (p.45). Quant aux éléments d’une thématique personnelle (3) qui reviennent régulièrement au fil du recueil, ils participent eux-mêmes de cette ouverture, de cette indécision foncière qui n’implique ni une quelconque imprécision – puisque la plus grande attention se trouve requise, l’auteur étant comparable à «un passant concentré sur ses flottements» (p.18) – ni une mollesse consensuelle : «C’est sûr, je n’ai jamais cru au bonheur / et à ses yeux bovins.» (p.14) ou «Qu’ils aillent donc / Qu’ils se vautrent / se poussent lèchent leurs billets / ah dans le monde» (p.75).
De plus, chaque poème tend à produire un effet de surprise (4), d’irruption imprévue où c’est souvent le temps (la mémoire, l’usure – le recueil lui-même apparaît comme en différé puisqu’il date du début des années 90) qui vient à la fois donner au présent une profondeur inattendue et le laisser comme béant. Même ce qui tentait, à tout point de vue, d’échapper à ce débordement généralisé est reconnu comme y étant soumis mais cette faille offre du coup d’autres perspectives : «Comme nous, l’ange est livré à la finitude, et par là même devient désirable.» (p.8). Tout au long du livre se retrouvent ces espaces (6) et, par conséquent, les multiples postures qu’ils permettent, par exemple celles de l’énonciation quand certains poèmes constituent des lieux de «dialogue» - où le tutoiement s’adresse tantôt à un autre de l’auteur («un double inconnu», p.20, qui pourrait être le lecteur), tantôt à une femme désirée : «ton sexe esseulé / est toujours la plaie ouverte par où saigne le temps, jusqu’à nous.» (p.59) – tandis que d’autres tendent à effacer les marques linguistiques de la subjectivité (5).
Dans ces conditions «où tout s’abîme rapidement» (p.54), le poète ne renonce pas à rechercher «un appui attendri de clarté» (p.14) mais reste assez lucide pour savoir qu’il ne peut être que «celui qui n’amasse rien, va vers» (p.39) dans une alternance de travellings narratifs et de zooms soudains, de notes sur des détails où tout réside puisque chacun d’eux contient «l’entier fragment du jour» (p.48), les deux angles d’attaque mêlant étroitement réalité sensible et imaginaire et coïncidant ainsi avec la saisie furtive que nous avons, la plupart du temps, du dit réel. En effet, si le poème correspond à une diction référentielle du monde, celle-ci ne veut pas seulement raconter ou représenter, tout ce qui renvoie aux circonstances étant rendu indissociable de ce qui relève d’autres dimensions (émotionnelles, méditatives) : «Le vent frémit à peine, attise le souci / près de quelque fond, sans avoir rien à nous dire. Le monde passe toujours, frôlé dans le jour tiède / comme le poids vaguement deviné d’un mort.» (p.63). L’image poétique elle-même, qui recourt fréquemment à la comparaison, instaure tout autant un rapprochement (une justesse) qu’une distance (ses propres limites) – «Ah crois-moi / mon comme et le jour maintenant / font une seule entaille» (p.80) – et rappelle en cela que si l’écriture de P. Kral s’est tout d’abord inscrite dans la veine du surréalisme (tchèque, il est vrai, plus soucieux de la réalité concrète que son équivalent français) elle s’en est peu à peu éloignée.
La coupe incarne également ces variations, passant de vers ponctués qui tendent à la prose à d’autres qui n’hésitent pas à rompre en suscitant parfois l’étonnement : «Pas besoin de minuit pour que la musique dans la pénombre / s’affaisse soudain sans fin jusqu‘au fond obscur du / vin, maman.» (p.53) ou «Ensemble de la sorte / debout / et pour rien / un instant nous / nous tînmes / à la gare de Lausanne» (p. 46). Autre signe d’ouverture formelle, l’usage récurrent du tiret qui, même final, loin d’arrêter le poème, le laisse en suspens. Indéniablement, il y a là un travail des formes mais qui cherche sans cesse à fuir ce qui pourrait devenir leur propre encerclement, l’écriture étant ainsi mise en mouvement, en déséquilibre permanent, ce qui peut l’apparenter à la pratique du cyclisme, la trajectoire du coureur dépendant aussi bien de sa condition physique – cette matérialité toujours sous-jacente – que du regard qu’il porte : «Tant qu’on roule / je sais / Le corps trace le dessin / à même le paysage» (p.74).
Enfin, si les menaces constantes de l’usure et de l’enfermement – «Savoir que chaque maison / se change rapidement en piège.» (p.20) – contribuent à la gravité des poèmes, la solitude de fond qu’elles sous-entendent conduit d’autant moins à une complainte narcissique qu’elle est souvent désamorcée par l’humour, le saugrenu : «A Paris, l’étendue de ma gourmandise me maintenait seule debout» (p.19) ; «Les vieilles en loden, comme aveugles, tout autour ne cessent d’arracher avidement / la cellophane craquante de leurs pralines.» (p.47).
En somme, l’écriture de P. Kral vise moins à constituer la trace d’événements, d’expériences vécues, que leur relance, leur reprise à travers les mots, nous renvoyant alors à notre propre approche de cet événement singulier que le poème tente d’être à son tour. Finalement, c’est au lecteur de savoir si dans ce qu’il lit «vient presque faire signe, de quelque part, / un léger souffle du monde.» (p.84).
©Bruno Fern
1. Né à Prague en 1941, il a quitté cette ville pour Paris en 1968. Il y
séjourne à nouveau depuis 2006. Cela dit, son exil, au sens de l’expérience
d’une distance irréductible entre un sujet et ce qui l’entoure, avait
probablement débuté bien avant ses 27 ans. A noter que dans cet ouvrage deux
poèmes ont pour titre le nom d’Edward Thomas (1878-1917), poète anglais dit de l’exil
perpétuel.
2. «Ce qui distingue la poésie de la parole machinale, c’est que la poésie
justement nous réveille, nous secoue en plein milieu du mot.» (Ossip
Mandelstam).
3. Lieux urbains pour la plupart, souvent de passage et essentiellement évoqués
une fois qu’ils ont été désertés (stade, parc, gare, hangars, square, chambres
d’hôtel, seuils…) ; instants de transition (début et fin de journée,
départs et arrivées, automne…) ; couleurs où la série dominante du gris
(qui va du blanc marqué, du blême, au noir plutôt linéaire) s’oppose à celle
d’éclats plus lumineux (midis, bleus et chevelures féminines).
4. L’un d’eux s’intitule, justement, Surprendre. Ces surgissements peuvent évoquer
l’improvisation en jazz – musique chère à P. Kral – où le thème se trouve
détourné, à la fois lui-même (ses structures en filigrane) et soudain autre.
5. Si l’on observe, par exemple, la fréquence de certains sujets : on, il
impersonnel, nous plutôt indéfini, verbes à l’infinitif.
6. Nommés fuites, failles, lacunes, marges, brèches, entailles, fêlures…,
évidemment créés par des verbes tels que trouer, s’entrouvrir, découper,
transpercer, écarter… et soulignés par les nombreux fragments, morceaux, éclats
et autres tessons.
Petr Kral
Pour l’ange
Éditions Obsidiane, 2006
Le mot de Petr Kral : comme le suggère le début du livre, j'ai
écrit Pour l'ange- entre autres - en hommage à notre finitude: au fait que nous ne sommes
en vie que pour un temps et que les plus beaux évènements de notre existence ne
durent qu'un instant. C'est ainsi que les poèmes du livre vont chercher la
beauté et le mystère dans de tout petits accidents, apparemment sans importance,
comme le glissement d'une auto qui se gare ou la chute d'une pince à cheveux
hors d'une valise vidée. Mais vous en trouverez sûrement d'autres vous-mêmes...
et je vous souhaite "bonne chasse"!
Petr Kral
dans Poezibao : *Rappel de la sélection du prix des Découvreurs
Note bio-bibliographique,
extrait
1, présentation de Pour l’Ange
Franck
Venaille : Chaos, Mercure de France (note
de Georges Guillain)
William
Cliff : Immense existence, Gallimard, (note
de Tristan Hordé)
Petr Kral :
Pour l’Ange, Obsidiane (note
de Bruno Fern)
Florence
Pazzottu : La Place du sujet, l’Amourier (note
de Georges Guillain)
Tahar
Ben Jelloun : Le Discours du Chameau, Poésie/Gallimard
Francis Ricard : En un seul souffle, Cheyne
André
Velter : L’Amour extrême, Poésie/Gallimard
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