En cette année anniversaire de la naissance de Guillevic, je suis heureuse
de publier cet article d’une jeune universitaire russe, âgée de 23 ans, article
transmis par Marc Fontana qui travaille lui-même actuellement au Centre
culturel français de Moscou. Cet article a été écrit directement en français
par Saténik Bagdassarova.
adhérer à une absence
« La poésie est certes pour Guillevic une adhésion au monde. Mais cette
adhésion, elle ne peut sans doute l’effectuer qu’à travers un recul, un retrait sur elle-même,
que par la recherche, en elle, de quelque chose de "plus lointain", de "plus
central". »
Jean-Pierre Richard
La
poésie est un lien entre l’homme et son origine ontologique, elle est
révélation de ce qui le fonde. C’est ainsi que l’exprime Octavio Paz dans son
ouvrage L’Arc et la Lyre : « Le poème transcende le langage. (…) Le poème est
langage – et langage originel, antérieur à sa mutilation dans la prose ou la
conversation – mais il est aussi quelque chose de plus. Et ce quelque chose est
inexplicable par le langage, quoiqu’il ne puisse être atteint que par lui. Né
de la parole, le poème débouche sur quelque chose qui le dépasse. Le poème
révèle ce que nous sommes et nous invite à être ce que nous sommes. »
Chez
Guillevic, cette source ontologique première gît au fond de toute image. Appréhendés
comme des situations spatiales, les poèmes forment une structure ouverte par
excellence, rendent perceptible la présence de l’air dans l’intervalle entre
les mots. Celui-ci n’est plus un élément conventionnel, mais un milieu où
s’ébauchent des propositions de sens. L’insistance des lacunes dans les
rapports entre les mots que Maurice Blanchot désigne par le terme
d’«entre-dire», constitue effectivement la tonalité de sa parole, son essence
même. Chez Guillevic, les mots finissent toujours par se taire, se dissoudre
dans la blancheur de la page, comme s’ils avaient pour seul but de nous faire
adhérer à une absence.
Cette évanescence progressive des mots est indissociable de la nature transitoire et fugitive de l’espace poétique lui-même. Il s’agit donc d’une subversion du code habituel de la langue qui enferme et limite. En mettant le sens ailleurs que dans la signification, Guillevic réduit la part de la langue au profit de la lucidité du dire poétique, appelle dans l’ouvert :
Il y a des silences
Gros de silence
Ils s’écoutent.
La dépossession de la parole n’est pourtant qu’une première étape vers la figuration d’un espace ontologique. Ainsi, chaque mot reprend son sens originel, instaure des relations nouvelles avec l’espace qui le pénètre. Comme l’a bien démontré Gaston Bachelard, la présence d’un espace tremblant et insaisissable est une matière qui coule dans tous les vers, elle n’est pas un temps matérialisé, pas davantage une durée vivante. Elle a la même valeur concrète que l’air que nous respirons. Le vers est une réalité pneumatique. Il est une création du bonheur de respirer.» L’espacement des poèmes est rendu possible essentiellement par le retour perpétuel du blanc qui est le signe graphique du silence.
Le blanc en tant que véhicule ordinaire du
silence en poésie est donc susceptible de prendre une signification symbolique
bien précise : il apparaît comme le symbole et l’instrument d’une
révélation :
On peut toujours se dire
Que le blanc va brûler.
Le
fait d’inscrire en marge du visible la part la plus précieuse du message
poétique rend plus qu’évidente la solidarité du sensible et de l’intelligible.
La perception visuelle de la spatialité inhérente au langage constitue une activité
symbolique par excellence: «à la contingence naturelle des perceptions ne
s’oppose plus un système artificiel de signes, mais, au contraire, la
perception contient déjà elle-même, en vertu de sa spécificité spirituelle, un
moment formel qui lui est propre, qui, au stade ultime de son développement, se
manifeste dans la forme du mot et du langage[i]. »
Le
blanc est donc une concentration de l’effacement, une libération du tourbillon
des images, des désirs, des émotions, «la mémoire de l’oubli» pour reprendre
l’expression de Jabès. Le poème constitue
un carrefour épiphanique où l’être du langage tend toujours vers son
disparaître : à travers la transcription visuelle de l’effondrement du langage
qu’est le blanc s’effectue une échappée hors de l’ordre du temps. Si l’exploration de l’espace est
indissociable de celle du temps, c’est que les consciences perceptive et
temporelle sont généralement définies par la même structure d’horizon : il faut
passer par le regard qui embrasse la page du poème pour ressentir la profondeur
du temps. Cela n’est possible que dans un espace vide entaillé de blanc, que
l’on considère comme la part de l’absence dans le présent immanent du poème[ii]. Par
l’entrée dans la zone de l’ouvert (qu’on appelle généralement spaciosité) qui
échappe à toute mesure spatiale et temporelle, le lecteur s’affranchit quoique
momentanément des contingences de l’étendue, espace objectivé et maîtrisable.
Le passage d’une dimension spatiale à une autre recouvre celui de l’imaginaire
à l’imagination poétique dont le contenu affectif est radicalement
différent : si l’étendue détruit tout rapport à autrui en instaurant le
moi dans sa volonté de possession, la spaciosité dépouille le moi de toute
préférence narcissique à force de le reconstruire et de l’effacer[iii].
L’ouverture d’un espace dans l’espace permet donc de rejoindre des situations
premières, mais aussi détient un pouvoir de résurrection : la surface du dire
des poèmes avec ses marges et ses blancs mime un perpétuel cheminement du sujet
vers les étapes périmées de son existence, sa fuite dans un espace
atemporel , devient le lieu de la métaphorisation des perspectives
spatio-temporelles, mais surtout celui de l’épiphanie de l’oubli pour le poète
lui-même.
Saténik
Bagdassarova
[i] E. Cassirer, Philosophie des formes
symboliques, cité par Michel Collot, La
poésie moderne et la structure d’horizon,
PUF, 1989, p.214.
[ii] Voir Michel Collot, La poésie moderne
et la structure d’horizon, PUF,
1989.
[iii] Voir Janine Holman, «Lecture de l’air in extremis», in Espace et poésie, Paris, Presses de l’ENS, 1987, pp.57-62.
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