Revenir sur l’île, c’est être
à la dérive, mais toujours face à la même
mère qui reste sur la grève, et qui est toujours là
malgré la brume. Mon balcon est un berceau.
Par ses barreaux, la mer se rue. Pas un bateau
Pas une mouette, et le ciel, dans sa lente révolution
Fait tourner l’île de Wight sur une clé géante.
Nous tournons à reculons, lentement; nous sommes
hors du temps, dans une faille, une fente,
une gorge qui divise l’esprit en deux, un trait
sur le ventre de la terre. Shanklin. Les jardins de Rhylstone
où un vieillard se roule une cigarette, aussi chiche
avec le tabac que l’ont été pour lui les ans.
Luccombe, avec sa propre gorge, creusée par un ruisseau.
Toute enfance a sa gorge, son monde du haut
son monde du bas. Le temps lui-même paraît vertical
Le mot nomme à la fois la rivière et ses rives.
Revenir sur l’île, c’est marcher
dans les deux mondes à la fois, baisser les yeux
vers le talus les fougères, nichées là depuis l’âge glaciaire,
celui de pierre et de bronze, et toujours présentes ;
c’est lever le regard comme un elfe, l’oreille dressée
vers le silence, dans ce zigzag de limon et l’argent.
Une gorge ressemble a une ruée urgente vers la mer.
Tandis que les côtes s’usaient, les gorges, orphelines
abandonnées sur un plateau, sans la pente
de l’histoire, ont dû prendre un raccourci,
tailler profond dans l’argile tendre des falaises.
L’enfance aussi a sous les gants ses garde-fous,
Rugueux et rouilleux, au fer tordu qui branle un peu.
Des jouets. Car dans un monde du dessus qui transforme
les plages en villes miniatures, les plaques de mousse
en maquettes d’arbres, il n’est de garde-fou
qui ne devienne harpe, ni de barreau où le vent
pourrait jouer une partition autre que celle du créateur.
Il faut tâter chaque feuille, la goûter, éprouver
La souplesse du houx, brosser la poussière du mimosa.
L’esprit voit son travail préparé par les sens,
il faut établir les analogies, reconnaître
en l’inconnu un ami qui nomme les siens.
Shanklin : je te reconnais tel que tu étais jadis. Pourtant, les piles
de ta jetée ont disparu, et les tempêtes ont balayé tes ponts de bois.
Mais dans le monde d’en-bas nous rêvons. Ecoutons.
Non pas l’eau, qui est le bruit de l’écoute
Ni les écolières qui passent au-dessus, invisibles.
Sous les pelouses, les hôtels, nous restons des heures assis au milieu du
courant
Tapis sous cent couches. Si les yeux
étaient des oreilles, nous entendrions le lit de boue s’épaissir,
s’enfler en petit tas là où l’eau est limpide
Tous les chemins nous ramènent au commencement.
Shanklin Chine est fermée pour l’hiver, des panneaux
barrent ses deux bouts. Mais pas notre esprit.
Ni notre mémoire. Et le temps tourne à reculons
vers l’âge où l’on ne voyait plus la côte, où
la grande plaine peuplée de troupeaux épars sur le sol de la Manche
qui les noya ensuite, n’était encore qu’une foison de vallées.
De la longue esplanade de lumière de Keats Green,
je regarde les miens, qui ont été nourris par les gorges,
et me revois marcher ici avec ma mère,
glissant ma main sur les garde-fous.
La belle auberge du coin n’est plus que ruines
et au tournant, là où la lumière est si vive,
où les promeneurs abordant le raidillon
s’arrêtent avant de le descendre, torses noirs
sombrant sur un fond de flammes,
quelque chose s’évanouit, là où le sentier s’incline
et un petit garçon dévale la colline.
Accorde-moi, ô Dieu, de ne jamais
redouter l’amour
Ces mots sont inscrits sur le banc neuf où je suis assise
face au cap, dont le sommet se perd dans la brume.
Mimi Khalvati, traduction de Françoise du Sorbier paru dans la revue Siècle 21, n° 10, printemps-été 2007, p. 143
(version originale dans la suite de note)
Françoise du Sorbier, universitaire spécialisée dans le XVIIIe siècle a enseigné la littérature anglaise à Paris VIII.. Elle est aussi traductrice d’une quarantaine d’ouvrages (Joseph Conrad, D.H. Lawrence)
bio-bibliographie de Mimi Khalvati
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The Chine
To be back on the
island is to be
cast adrift but always facing the same
mother who stays ashore, is always there
despite the mist. My balcony’s a crib.
Through its bars the waves rush in. Not
a ship,
not a gull, and the sky in its slow revolve
winding the Isle of Wight with a giant key.
We are spinning backwards in a slow spin;
we are in a time warp, a gap, a yawn,
a chine that cleaves the mind in two, a line
on the land’s belly. Shanklin. Rhylstone Gardens
where an old man rolls tobacco, as spare
with the strands as the years have been with him.
Luccombe with its own chine, barely a stream.
Every childhood has its chine, upper world
and lower. Time itself seems vertical
and its name too implies both bank and stream.
To be back on the island is to walk
in both worlds at the same time, looking down
on talus, horsehair fern notched through the Ice Age,
Stone Age, Bronze Age and still here at our heels;
looking up like an elf, ears cocked to silence,
from a zigzag of silver and silt. A chine
is a form of urgency to reach the sea.
As coastlines have eroded, chines, like orphans
stranded in a high place without their slope
of history, have had to take a short cut,
make deep cuts into the soft clay of cliffs.
Childhood has its railings too. And its
catches
of glove on rust, twisted wire with a slight give.
Playthings. For in an upper world that
turns
beachfronts into toytowns, patches of moss
into stands of minuscule trees, no railing
is not a harp, no rung a wind might play on
something other than its maker intended.
(stanza break)
Every leaf must be touched and tasted, holly
tested for suppleness, mimosa dusted.
The mind has its work cut out by the senses
and analogies must be drawn, the unknown
be known a friend by citing its kith and kin.
Shanklin: I know you as you were, the timbers
of your pier, now gone, of your tree-stormed bridges.
But in the lower world we dream. We
listen.
Not for water which is the sound of listening
or for schoolgirls passing above unseen.
Under lawns, hotels, we sit hours midstream,
crouched under a hundred blankets. If
eyes
were ears, we’d hear the very mud-bed thicken,
rise in little mounds where the water’s clean.
Every path brings us back to the beginning.
Shanklin Chine is closed for the winter, both ends
barred with notices. But the mind is
not.
Or memory. And time is spinning
backwards
with the mainland out of sight and the great plain
where herds roamed the floor of the English Channel
and were drowned by it flush again with valleys.
I look down on them, my own that were fed
by chines, from the long esplanade of light
on Keats Green and seem to remember walking
with my mother here, running my hand on railings.
The beautiful inn on the corner’s a wreck
and there, at the bend, where the light’s so bright
and people walking down the steep incline
pause at the top before walking down, black
against the blaze before their torsos sink,
something vanishes, there, where the path drops
and a young boy comes running down the hill.
Never, O God, to be
afraid of love
>is inscribed on a new bench where I sit,
facing the headland with its crown in mist.
River Sonnet
Welling up in her fingers, water runnelled
seaward through stones. She wasn’t
watching water.
Or thinking of tomorrow – how time funnelled,
flows. Water was doing her thinking for
her.
Draining down her thoughts till they ran as lightly
as leaves across a playground, rose to torment
branches that had borne them, betrayed them, nightly
blurred distinctions, daily held to their bent
and finally torn loose. She heard the
river
babble, level, contradictions resolve in
a rush, out of her hands, felt quarrels fly
in droves. Who-o-o the river sang, who-so-ever
clouds rang round the sky, sky thinking itself in
river, river thinking itself in sky.
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