« cette ville est singulière, redoutable, n’est pas ville d’hommes, mais étrangère de toujours aux hommes qu’elle porte, échappée, croisant loin, dégagée de tout passé, de toute emprise humaine, oublieuse, hautaine malgré ses pierres déchues, ses murs dépouillés de l’emblème des bâtisseurs, poreux, gangrenés, revêtus comme d’un haillon royal de cette mousse adamantine et rugueuse du sel, qui les exalte dans un fulgurant scintillement sitôt qu’un rai de clarté filtre entre deux coulées d’ombre.
« ici on ne patine plus les murs à s’y adosser longtemps les soirs d’été, il n’y plus d’été mais la réclusion dans un demi-sommeil inquiet, humide, flottant aux abords d’une aube immuablement sertie dans l’hiver, et les jardins qui s’ensauvagent sécrètent leurs propres ténèbres, parfois ponctuées de fluorescences vertes, furtives, rats, chouettes, chiens errants
[…]
« c’est une ville aveugle, qui descend éperdument vers la mer, et quand j’étends les bras, elle roule avec moi d’un horizon l’autre, elle tangue, s’éploie, chancelle au bord de fleuves rouges, dans la rumeur épaisse et veloutée du sang, elle a mon nom, elle est de moi, et quand je ferme les yeux, disparaît ce qui reste de ses oripeaux de pierre, cariatides sans visage et bas-reliefs qui s’écaillent, ici une main, une arme, la tête d’un mort sous les sabots du cheval, la guerre, et les anges hilares dans les archivoltes légères, sous la courbe bleue de ce fragment de ciel étiré entre mes mains
Michèle Dujardin, Abadôn*, collection Déplacements,
Seuil, 2007, pp. 44 et 46
128 pages; isbn
: 978-2-02-096072-4, 14 €
*« Ils ont sur eux un roi, le messager de l’abîme, nommé en hébreu Abadôn, "Perdition". » (Apocalypse, 9,11. )
Bio-bibliographie de Michèle Dujardin
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