Je me lance ici dans une
entreprise difficile, qui va consister à tenter de dire mon admiration pour le
livre Le Narré des îles Schwitters de
Patrick Beurard-Valdoye et surtout à tenter de démêler les multiples raisons
qui me font considérer ce livre comme très important.
C’est un ouvrage qui peut
paraître difficile au premier abord mais Patrick Beurard-Valdoye nous prévient
avec l’exergue du livre, emprunté à son héros, Schwitters : « l’art
est une chose bizarre qui exige tout de l’artiste » ! Peut-être
est-ce que je tiens là déjà deux mots importants, bizarre dont je vais montrer que ce n’est qu’une impression et tout.
Oui de prime abord le livre, épais, dense, près de trois cents pages, peut
rebuter. Comment entrer dans cette composition (c’en est une), ce montage (c’en
est un), ce collage (c’en est un, aussi), comment se débrouiller dans ce
taillis même si nous disposons de quelques poteaux indicateurs. J’avoue avoir
eu personnellement besoin de me documenter un tout petit peu sur Kurt
Schwitters et sur le contexte historique pour avancer mieux dans ma lecture. C’est
un point dont je débattrai ultérieurement avec Patrick Beurard-Valdoye qui a
accepté le principe d’un entretien autour de son travail.
Pour résumer le cadre, il s’agit de la narration (du narré plus exactement) de l’exil (qui revêt la forme d’une errance
et parfois d’une captivité), de l’artiste allemand dada Kurt Schwitters, chassé
d’Allemagne par les nazis en tant qu’artiste dégénéré, tenant de l’entarte Kunst. Périple qui le mène d’abord
en Norvège d’où il sera de nouveau délogé par l’invasion allemande puis en
Angleterre, d’abord interné sur l’île de Man puis vivant à Londres (sous les
bombes) et enfin dans la campagne anglaise au village d’Ambleside (Lake District). Autant d’îles,
réelles ou imaginaires, que l’artiste Schwitters va tenter d’habiter pour ne
pas sombrer dans le désespoir. Trajet singulier de l’Allemagne, Hanovre où son
épouse Helma demeurera, gardienne de ses œuvres, jusqu’à l’Angleterre, trajet
ponctué par les fameux Merzbau.
Merzbau
Qu’est-ce à dire ? Le Merz est
la façon centrale de Schwitters. L’expression vient de son premier collage, où
il avait découpé une affiche portant le mot Kommerzbank, n’en gardant que le merz central. Dès lors l’artiste allait
appliquer ce Merz à sa manière, faite
de collecte et de réappariement de rebuts, de déchets, avec comme principe le
hasard et cela qu’il s’agisse d’objets (dans sa pratique artistique), de mots
ou de sons (dans sa pratique poético-musicale, avec notamment son Ursonate). Les Merzbauten furent des
constructions totales, littéralement secrétées par Schwitters autour de lui, à
Hanovre pour la plus élaborée (elle sera détruite en 1943 par les bombes
alliées), puis en Norvège. Patrick Beurard-Valdoye en une invention verbale magnifique
dont il a le secret, je vais y revenir, emploie quelque part le mot de châteaux de stable, qui semble une belle
définition des merzbauten
schwiterrsiens.
C’est donc la période 1934-1948 que couvre le Narré, avec une particulière concentration sur les années 40 et à l’intérieur
de celles-ci la période avril, mai, juin (je recommande de faire attention aux
dates, données en tête de chacune des 7 parties (+1).
Le Narré
Alors quid du Narré ? Personnellement j’y entends comme un écho
lointain des Dits anciens. Il s’agit de rapporter quelque chose, de le dire, de
s’en faire le scribe, le rapporteur, le témoin, le gardien, il s’agit aussi de
le construire pour soi, de l’interpréter et même d’aller jusqu’à le mimer. C’est
une technique très particulière qui fonde sur une écriture singulière, et j’y
reviendrai, une narration très informée. Qu’est-ce à dire informée ? Et
bien, l’une des forces majeures de Patrick Beurard-Valdoye est d’arriver à
englober dans l’espace des ces trois cents pages à la fois l’histoire, l’histoire
de l’art, l’histoire d’un artiste, l’histoire de populations entières combinées
avec une réflexion esthétique, une réflexion sociologique (qu’est-ce que l’exil,
l’exode, le sort des réfugiés), une réflexion sur l’écriture aussi bien sûr et
sa capacité à rendre un peu de la complexité du réel. La géographie aussi joue
un rôle très important, la typologie des lieux, tous ces bords de mer et ces
îles qui sont comme les pierres d’un gué pour un géant malheureux et abattu, la
toponymie (l’écrivain en « sentinelle de la réserve des noms propres »),
la linguistique (jeux avec les mots, inserts de mots norvégiens, noms de lieux
étrangers et souvent étranges à nos oreilles), etc. Voilà pourquoi j’avais focalisé
sur le mot tout, dans la citation de
Schwitters évoquée au début de l’article : ce narré englobe une très grande variété d’angles. De plus il use de
techniques cinématographiques par le montage du texte mais aussi par les effets
narratifs, passant du plan large au zoom sur les détails, passant du général au
très particulier. On peut revenir un moment sur l’aspect historique pour dire
un mot de toutes les figures importantes qui croisent le chemin de Schwitters,
le sculpteur Blensdorf, le psychanalyste Wilhelm Reich et en arrière plan, par
le biais de la rencontre avec ses enfants, la figure du prix Nobel de la paix
et fondateur du Haut Commissariat aux réfugiés Fridtjof Nansen.
Une écriture singulière
Reste sans doute le plus important, l’écriture de Patrick Beurard-Valdoye. De
ce Narré, je voudrais retenir
quelques points parmi beaucoup d’autres (comme tous les grands livres, celui-ci
est difficilement épuisable et plusieurs lectures sont sans doute nécessaires
pour bien l’appréhender). Je pense que le poète s’est inspiré de Schwitters qui
l’obsède, j’ai cru le comprendre, depuis des années et des années et dont
manifestement il connaît très intimement l’œuvre. Patrick Beurard-Valdoye
pratique à sa manière la collecte des matériaux, leur assemblage, cherchant
comme Schwitters les rencontres nouvelles nées du hasard. Ces techniques de
collage, de montage, d’insert de matériaux apparemment étrangers à la trame
narrative ont pour effet d’ouvrir considérablement la prose, à chaque instant,
de lui donner des résonances multiples. Le texte est très travaillé, mot à mot,
sans doute, avec une grande puissance d’évocation. Avec une multiplicité de
moyens techniques successivement mis en œuvre ; le Narré n’est pas homogène, il multiplie les angles, les façons de
dire, descriptions, relations, poèmes, collages, inserts, compositions, poésie
sonore, visuelle parfois même. Il invente sans cesse des mots pour lesquels le
terme de néologisme me semble impropre. Ces mots s’inscrivent avec un naturel
confondant dans le fil du narré, de telle sorte que l’on se demande pourquoi le
dictionnaire ne les connaît pas ! Le texte est un poème, avant tout, le
narré, ce qu’il y a à dire, à narrer, à rapporter étant pris dans un travail
époustouflant sur le langage, sur le sonore du langage, sur le sens des mots
(ou leur non sens), sur notre capacité à accueillir les langues étrangères, à faire quelque chose avec
tout ce Merz, à merzer à notre tour à
la suite de Schwitters et sous la houlette de Patrick Beurard-Valdoye. Je donne
quelques exemples des inventions verbales de l’écrivain, même si hors contexte,
elles sont comme les galets hors de l’eau, pâlies ! : Les
Dadamis , un subterrefuge, le chemin
alentourant les bâtiments, s’exfjorder
à pleine vapeur, éprouvanté, etc.
Le multiple et l’ouvert
Cette citation pour amorcer une très provisoire conclusion : « il, y
eut, au début, l’idée d’une malle, déployable atelier nomade, itinerrance d’une
musée l’autre en exilé, mais merzer, l’échelle 1, habiter l’espace, est à
défaut d’y habiter, vraiment vital à présent l’idée est de construire, pour,
dix ans, l’œuvre unique [/…] si Merz était à la SDN son but serait, de,
sauver, ce qui est encore salvable. »
Mon expérience de ce livre est une expérience du multiple et de l’ouverture (et
il faut aussi le dire d’une extraordinaire jouissance de lecture) : il m’a
fait rêver, découvrir un et des mondes, donné envie de regarder comment il
était fabriqué presque comme on regarde la fabrique d’un film, d’une robe, d’un
plat, m'a enchantée par ses trouvailles langagières. Il m’a fait réfléchir, donner
à concevoir, un peu, ce que sont la guerre, l’exil, le sort des populations et
celui des artistes lors des grands conflits (la description du bombardement de
Hanovre, en toute fin du livre, est stupéfiante).
Bref on l’aura compris, je tiens Le Narré
des îles Schwitters pour un très grand livre et terminant cette note j’ai l’impression
de n’en avoir dit que peu, très peu, trop peu. Le Narré est à la fois
parfaitement singulier, œuvre singulière d’un écrivain singulier et en même
temps, il est important de le dire en ces temps où c’est relativement rare, une
œuvre qui n’est en rien narcissique, repliée sur elle-même.
©florence trocmé, Poezibao, 2007
Patrick Beurard-Valdoye
Le narré des îles Schwitters
Al Dante, 2007
isbn : 978-2-84957-108-8 ; 336
pages.
25 €
voir la présentation du livre ici
Comme j'imagine qu'on a très envie de se faire une idée de l'écriture de Patrick Beurard-Valdoye, je donne deux liens, un vers Poezibao où j'ai publié un grand extrait, dans le cadre de l'anthologie permanente, l'autre vers Sitaudis, où on peut lire un autre extrait conséquent.
Rédigé par : dominique quélen | samedi 24 novembre 2007 à 17h30