On
oublie que la large diffusion du livre est récente au regard de l’histoire de
l’écrit. Un grand succès de libraire au milieu du XVIIIe siècle
était vendu à 1500 exemplaires et l’immense majorité de la population n’y avait
pas accès. La lecture n’avait pas les mêmes formes qu’aujourd’hui ; peu
savaient lire et seule la pratique de la lecture à voix haute permettait une
large diffusion de certains textes, ceux surtout de la Bibliothèque bleue,
ainsi nommés parce que les livrets, brochés, portaient une couverture bleue1. Il s’agissait de petits recueils,
méprisés alors des élites, qui abordaient les thèmes les plus divers :
miracles, prophéties, recettes de cuisine, économie domestique, histoire
sainte, etc. ; ils proposaient aussi des choix de contes et des romans de
chevalerie abrégés. C’est cette dernière catégorie de titres que transporte
dans sa boîte, de villages en hameaux, le jeune Julien Letrouvé.
Si
le récit de Pierre Silvain a sa place dans Poezibao,
c’est d’abord parce qu’il rappelle dans une belle fiction cette histoire de la
lecture. Julien Letrouvé, abandonné à sa naissance comme son patronyme
l’indique, devenu très jeune gardien d’un troupeau de cochons, a passé la petite
enfance au milieu de fileuses qui travaillaient dans une écreigne – une
habitation souterraine. L’une des femmes, qui avait failli devenir religieuse,
lit pour ses compagnes : « tous
écoutaient la liseuse tenant son petit livre à la lueur d’un falot posé sur une
hotte renversée, les esprits vagabondaient vers des horizons toujours bleus,
des lointains tout de douceur et de promesses ». Le jeune Julien,
après la puberté, quitte ce refuge et devient colporteur, mais il laisse la
mercerie à ses confrères et se voue à la seule diffusion du livre. Le lecteur
le suit quand il quitte le libraire chez qui il remplit sa boîte avec L’Histoire de Fortunatus, Mélusine, La
Complainte du Juif errant, Till l’espiègle et des fabliaux.
Le
récit se déroule pendant une période bien troublée, à la veille de la bataille
de Valmy en septembre 1792, et c’est dans la direction du champ de bataille que
se dirige Julien sans le savoir. Il avance sous la pluie et dans le vent, et au
cours de sa marche apparaissent des personnages contemporains — l’astronome
Laplace arrête son cocher qui monte le colporteur à ses côtés, la lourde
voiture du roi en fuite le dépasse. S’ajoutent, comme dans un livre, la
confusion des temps, et surgissent dans le récit Fabrice del Dongo à Waterloo et
Chateaubriand enrôlé dans l’armée des Princes, mais aussi les jours de la
Terreur de 1793 et l’image de poupées, qui sont d’ailleurs mis en scène dans un
autre livre de Pierre Silvain2 … Julien
marche et, presque un siècle plus tard, « eût pu croiser un autre marcheur » dans cette région, Rimbaud.
Gœthe est également convoqué, racontant la bataille de Valmy et, dans
l’histoire de Julien, au début de la retraite, un soldat prussien, Voss,
déserte. Après une longue errance, il se lie avec l’adolescent. Ce soldat à la
vie romanesque parle et lit le français. Julien lui ouvre vite la boîte aux
merveilles, celle des livres, et Voss s’enfuit dans la lecture – au point que Julien craint de ne pas le
retrouver : « J’ai eu peur, tu
étais parti si loin dans les mots, mais tu es revenu ». Le soldat lit
ensuite, cette fois à voix haute, et Julien, qui suit les mots lus, « retrouvait le besoin inapaisable de
comprendre ce que lui refusait son ignorance ». L’histoire qu’il
écoute, c’est la dernière qu’il a entendue dans l’écreigne.
Il
s’agit bien d’un récit d’initiation, de formation, et tout apprentissage est
difficile. La soldatesque abattra le déserteur et brûlera les livres, ces
livres au milieu desquels Julien vivait « caché, protégé » : « Le
Paradis perdu, l’Âne d’or, Les Voyages de Gulliver, Une vie et Salammbô, Du Côté de chez Swann ,
Là-bas, Le Bruit et la fureur, L’Odyssée. » Construction
onirique ? Oui, comme la fin du parcours de Julien. Lui, l’enfant venu de
nulle part (sans père ni mère), reprend sa route vers nulle part. Il marche
tout un hiver, dans la neige et le gel, s’arrête au printemps dans une ferme
et, quand il assure qu’il va continuer sa route vers « là-bas », la femme qui l’a
accueilli : « Il n’y a pas de
là-bas, ici on est au bout du monde […] Et qui pourrait vous attendre, là où vous allez, plus loin que le bout
du monde ?». Alors ? Réponse bouleversante : « Celle qui lit les livres ». C’est
la fin du parcours, et cette femme qui, comme lui, ne sait pas lire peut se
substituer à la liseuse de l’écreigne qui déchiffrait le mystère des mots,
devenir la lectrice du monde.
Je
n’ai retenu que des bribes, rapporté sommairement une intrigue sans assez dire
la force des évocations qui font croire aux temps mêlés, à la fusion d’une
certaine réalité avec l’univers des livres, sans dire aussi le charme d’une
langue déliée, précise, maîtrisée, inspirée : impossible de ne pas lire
d’une traite ce bref "roman", superbe manière d’honorer la lecture,
le livre.
contribution de Tristan Hordé
Julien Letrouvé colporteur
Verdier, 2007, 11 €.
Rédigé par : Yves | mercredi 19 décembre 2007 à 23h26