« avec la poésie phonétique on renonce d’emblée à une langue corrompue par le journalisme et rendue impossible. Que l’on se retire vers l’alchimie la plus intime du mot, que l’on abandonne même encore le mot afin de préserver ainsi la région la plus sacrée de la poésie. »
Hugo Ball est né en 1886 à Pirmasens (Allemagne). Bourgeois
et catholique, durablement influencé par la lecture de Nietzsche (à Munich il
écrivit Nietzsche et le renouvellement de
l’Allemagne) et de Bakounine (dont il chercha, un peu plus tard, à publier
des œuvres choisies), interrogeant aussi bien la naissante psychanalyse que les
sagesses de l’Inde ou les premiers temps du christianisme, il avait rompu avec
sa famille — et avec la bourgeoisie — pour se consacrer au théâtre : avec
Max Reinhardt (auprès duquel Murnau également fit ses premières armes), puis
Frank Wedekind, dont il montait les pièces ; mais aussi à la
poésie (notamment, avec Hans Leybold, sous le pseudonyme commun de Ha Hu
Baley) : publiant dans diverses revues expressionnistes, telles que Die Neue Kunst ou Die Aktion de Franz Pfemfert (il demeurerait fortement marqué par
sa rencontre et son amitié avec Kandinsky, qui lui avait probablement révélé le
langage zaoum des Futuristes russes). Mais il demeura profondément religieux,
voire mystique, jusqu’à sa mort.
D’abord engagé volontaire en 1914, mais réformé, puis horrifié par le spectacle
du front (et le suicide de Leybold), et estimant que le théâtre n’avait plus de
sens dans un monde à feu et à sang, il rompit cette fois avec sa patrie et passa
illégalement en Suisse, où il survécut d’abord, dans une extrême pauvreté et
sous des noms d’emprunt, en compagnie d’Emmy Hennings, comme pianiste et
rédacteur d’une petite troupe ambulante : « Maxim », dirigée par
Ernst Alexander Michel (dit Flamingo),
et collabora au journal communiste humanitaire de F. Brupbacher : Der Revoluzzer, dénonçant les
socialistes ralliés à la politique de guerre ; de cette expérience, il
devait rendre compte dans Flametti ou
Le dandysme des pauvres (1918).
C’est alors, le 8 février 1916, qu’il crée et anime l’éphémère Cabaret Voltaire
à Zurich, et publie la revue du même titre, plus éphémère encore. Les peintres
du groupe : Hans Arp, Marcel Janco, Viking Eggeling… y exposent leurs
travaux — mais aussi, Picasso ou Modigliani. Hennings chante — comme elle le
faisait déjà au Bunte Vogel et au Simplizissimus à Munich ou au Café des
Westens à Berlin —, accompagnée par Ball au piano ; Sophie Taeuber et des
élèves de Rudolf von Laban dansent ; un chœur de Russes se produit
également ; et on y entend lors de spectacles d’avant-garde houleux — qui
perpétuent la tradition expressionniste et, en amont, celle des Hydropathes et
du Chat Noir à Paris (ainsi, Emmy interprète-t-elle des chansons de Bruant
traduites par Ferdinand Hardekopf) —, outre des œuvres de Ball (Totentanz, « poésie sans mots,
manifestes »), Richard Huelsenbeck (« poèmes nègres, poèmes
bruitistes, manifestes ») et Tristan Tzara (« poèmes simultans,
poèmes nègres, poèmes mouvementistes, manifestes »), exécutées par eux-mêmes, des
« mots en liberté » futuristes, des poèmes et écrits en tous genres,
y compris expressionnistes : Apollinaire, Cendrars, Barzun, Kandinsky,
Else Lasker, Wedekind, Morgenstern, Max Jacob, André Salmon, Tchekhov,
Nekrassov, Tourgueniev, Jarry (Ubu Roi lu par Arp), Laforgue, Rimbaud, etc. Ces
spectacles (ou ces anti-spectacles) donnent lieu à des manifestations plus ou
moins violentes qui préfigurent ce que seront plus tard les manifestations
dada, notamment à Berlin et à Paris ; mais le Cabaret n’eut que six mois
d’existence, racontés par Tzara dans sa « Chronique zürichoise » de
l’Almanach Dada, publié par
Huelsenbeck (Berlin, 1920).
Le récit que Ball lui-même fait de sa lecture de « poèmes sans mots »
atteste clairement le lien, qui s’est obscurément opéré en lui, entre poésie et
mystique (le 23 juin) : « je m’aperçus que ma voix, n’ayant plus
d’autre choix, avait adopté la très ancienne cadence de la lamentation sacrée,
le style de ces chants liturgiques qui répandent leur plainte à travers toutes les
églises catholiques, de l’Orient à l’Occident. » Et même, entre poésie,
politique et mystique (le 24 juin) : « Avant de commencer la
récitation, j’avais fait la lecture de quelques notes explicatives, disant
qu’avec la poésie phonétique on renonce d’emblée à une langue corrompue par le
journalisme et rendue impossible. Que l’on se retire vers l’alchimie la plus
intime du mot, que l’on abandonne même encore le mot afin de préserver ainsi la
région la plus sacrée de la poésie. » (La
Fuite hors du Temps, 1927)
Dès lors (il le note le 6 août), sa propre démarche intellectuelle, plus
philosophique et religieuse qu’artistique ou idéologique, ne pouvait longtemps
se confondre avec celle de Dada : il s’en éloigne bientôt et, en
1917-1918, à Berne — après une première semi-retraite avant-coureuse au Tessin
dès l’été 1916 —, vivant à nouveau dans la plus grande pauvreté, il collabore
activement au Freie Zeitung de Hans
Schlieben, où il se livre dans une série d’articles à une virulente Critique de l’intelligence [ou de
l’intelligentsia] allemande depuis la
Réforme (publiée en volume en 1919). Il délaisse finalement le journalisme
politique et poursuit cet itinéraire utopiste et quasi mystique en Allemagne,
puis encore dans le Tessin et le sud de l’Italie : c’est à cette époque
qu’il consacre un ouvrage au Christianisme byzantin — tout en travaillant à la
mise au net de La fuite hors du temps,
son journal des années 1913 à 1921, qui paraît juste avant sa mort, à
Sant’Abbondio (Suisse), en 1927…
Le 3 janvier 1921, il avait noté : « Le socialiste, l’esthète, le
moine : tous les trois s’accordent sur le fait qu’il faille laisser aller
la culture bourgeoise moderne à son déclin. Et c’est des trois que proviendront
les éléments nouveaux du nouvel idéal.»
©Jean-Pierre Bobillot
Bibliographie
La Fuite hors du Temps. Journal
1913-1921 [Préface de Herman Hesse], Éditions du Rocher, 1993
Hermann
Hesse. Sa vie, son oeuvre, Les
Presses du réel, 2000
Dada à Zurich. Le mot et l'image
(1915–1916), Les Presses du réel, 2006 [= La Fuite hors du Temps, pour les
années dada]
« Karawane »
et/ou d’autres « poèmes sans mots » sont très souvent cités dans
diverses anthologies ou volumes consacrés à Dada ou à la question de la langue
en poésie :
Georges Hugnet, L’aventure Dada,
Seghers, 1971
Almanach Dada [Richard Huelsenbeck],
Champ libre, 1980 ; Les Presses du réel, 2005
Jean-Jacques Thomas, La Langue, la
Poésie. Essais sur la Poésie française contemporaine, Presses Univ. de
Lille, 1989
Dada [catalogue de
l’exposition : Laurent Le Bon], Éditions du Centre Pompidou, 2005
Marc Dachy, Dada. La Révolte de l’Art,
« Découvertes » Gallimard, 2005 ; etc.
Bibliographie critique (sélective) :
Richard Huelsenbeck, Memoirs of a Dada drummer [1969], Univ.
of California, 1991
Herman Hesse, « Préface » à La Fuite hors du Temps, op. cit.
Marc Dachy, Dada et les Dadaïsmes,
« folio essais » Gallimard, 1994
Nadia Ghanem, « Cabaret Voltaire », Dada, op. cit.
Amanda L. Hockensmith, « Hugo Ball », Ibid.
Bärbel Reetz, « “Je suis là. Pardon”. Emmy Hennings (1885-1948) et
Dada-Zürich », Dada circuit total, « Les dossiers H » L’Âge
d’Homme, 2005
Olivier Ruf, « Les “Matadors” dada.
extraits
sonores sur le magnifique site Ubuweb
un article de Laurent Margantin, « Dada
ou la boussole folle de l’anarchisme »
Fiche composée par
Jean-Pierre Bobillot