Littré,
cher à Stéfan comme il le fut à Ponge, définit les issues comme « ce qui reste des moutures après la farine,
comme le gros et le petit son ». Le titre, Grains & issues, déjà utilisé par Tzara en 1935 (avec et), évoque donc des éléments de nature
diverse, ce que confirme le sous-titre, Variété ;
ici VIII, parce que dès 1995 Stéfan
faisait paraître un livre titré Variété
VI, dans la lignée de Variété V
de Valéry (paru en 1944) et réunissant entretiens, notes, traductions, lettres,
dialogues. C’est à ce Valéry, « l’esprit supérieur, le sceptique, le
moraliste » que se réfère Stéfan. Ici, le volume réunit trois types de
textes dont on connaît par ailleurs des publications séparées.
Pour
commencer, un anti-journal – anti- parce
que ne s’épanchant jamais sur le quotidien, mais réunissant, pas toujours sous
une date, des anecdotes, des propos entendus au café (« Vieux, on ne dort
plus. On rêve… à la mort ! »), des remarques qui donnent parfois de
Stéfan l’image d’un misanthrope (qu’il n’est pas vraiment) et d’un misogyne
(qu’il paraît être dans ses textes –
goût affirmé de la provocation). Citons-en quelques-unes : « Nécessité. Une femme, sans autres
défauts, aura néanmoins ceux de son sexe – comme l’ânesse de Stevenson »,
« À Térence. Rien de ce qui est
humain ne m’est proche ». Dans ces quinze brèves pages de journal pour
deux années, on lit aussi des réflexions qui auraient pu être écrites par un
Joseph Joubert, comme : « Étymologie.
Enseigner, c’est signaler – ce qu’il faut savoir, ce qu’il faut
examiner ». On retrouve aussi, toujours intacte, la passion de la
littérature, fondement de la vie de Stéfan : « Littératurite. La seule question qui pouvait l’intéresser :
que lisez-vous actuellement (quelle est votre autre vie) – le reste allant de
soi ? Nés pour mourir entre les deux la vaine métaphysique ».
Les
« Scolies & Apostilles » réunissent des préfaces ou 4ème
de couverture écrites pour des poètes qu’il défend (Jeanpyer Poëls, Nicolas
Styczynski, par exemple) ou reprennent des notes de lecture, publiées ou non.
Elles sont des hommages (un portrait de Perros) ou constituent, dispersés, des
éléments d’un "art poétique", analysant cursivement le travail de
Zanzotto sur la langue ou l’importance de Ponge et de ses proêmes, dégageant avec acuité ce qui importe dans les vers de
Beckett (si peu lus !) : « l’aveu que versifier, c’est rimer,
faire jouer les vocables en écho, s’amuser du sérieux métrique (…), qu’écrire
est la seule possibilité pour un mort en sursis d’évoquer un mort accompli, lui
donner une pensée ». Cette analyse, à très peu près, peut s’appliquer à la
poésie de Stéfan. Relecture aussi de 93 de
Hugo, où Stéfan repère « un passage incessant à la ligne inaugurant un usage
"poétique" de la phrase :
Posée par
qui ?
Par les événements.
Et pas seulement par les événements…
Il comparaissait devant quelqu’un
Devant quelqu’un de redoutable.
Sa conscience.
Varia, enfin, rassemble en partie des textes
publiés dans des revues ou des livres collectifs, notamment la réponse à la
question Écrire, pourquoi ?
reprise d’un livre publié sous ce titre en 20051.
On lira également 80 ajouts aux Litanies
du scribe, commencées en 1988 et constamment augmentées : un nom d’écrivain
est suivi d’un trait, anecdotique ou non, qui pourrait le caractériser. Par
exemple, ici :
(...)
E. Morante et
ses chats
Verga en visite à Médan chez Zola
Saroyan en road-movie 1963
Walpole atteint de la goutte
Vallejo périssant du hoquet
Blecher immobilisé dans sa gouttière
Bocage livré à l’inquisition
Brioussov et son poème d’un seul vers
(...)
Ces
litanies sont immédiatement suivies de l’esquisse d’une autre
"litanie", un poème (« À nos héroïnes-Héroïdes ») constitué
d’une liste subtilement ordonnée de noms de femmes – le Dictionnaire des femmes célèbres publié dans la collection Bouquins
est toujours sur le bureau de Stéfan, qui le complète régulièrement. Sont
assemblés ici des noms de la mythologie, des noms ou prénoms de cantatrices,
écrivaines, poétesses, actrices, peintresses, révolutionnaires, des femmes
aimées aussi, tous noms qui peuplent la poésie de Stéfan. Le traducteur des
poètes de l’Antiquité donne quelques fragments d’Archiloque, recréation ;
ainsi "L’Aimée" : « Elle aimait la branche de myrte / et la
belle fleur de rose, ses cheveux / ombrageaient ses épaules et ses
reins ». Ce Grec est très clairement proche de Stéfan qui le caractérise
ainsi : « Le hérisson qui pique, le renard qui raille sont ses
totems ».
Les
Varia contiennent des pages sur la
poésie, dont j’isole ce qui définit l’activité de Stéfan, « on écrit pour
être autre que soi-même » : point de départ sans doute pour réfléchir
à ce qu’est l’usage du pseudonyme. L’idée est reprise dans un texte sur l’ennui,
dans sa conclusion qui part d’un élément biographique :
« Va jouer », disait-on à
[cet] enfant saisi par l’ennui et qui un jour eut la curiosité d’apprendre ce
qu’était ce malaise dans son
dictionnaire familial : « tourment de l’âme », c’était juste,
« dégoût de tout », également – il retint donc la sagesse topique
d’É. Littré, qui l’aiderait à « écrire » (sortir de soi).
L’ennui
et Littré n’ont pas quitté Stéfan – ni l’écriture.
Une note de lecture de Tristan
Hordé
Jude Stefan
Grains & issues, essais ou Variété VIII,
éditions la ligne d’ombre, 2008, 11 €.
1
Écrire, pourquoi ?, éditions
Argol, 2005. On lit un peu plus loin dans Grains
& issues un texte sur les photographies d’Olivier Roller, paru dans
Olivier Roller, Face[s], chez le même
éditeur.