Je publie ici le quatrième épisode de l'entretien
infini avec Patrick Beurard Valdoye. Principe des entretiens infinis, épisode 1, épisode 2, épisode 3
9 décembre 2007, de FT
cher Patrick, je viens de vous
lire et je suis et bien disons-le puisque c'est le mot bouleversée et aussi
passionnée. Il y a là déjà tant de pistes et je vais certainement repartir de
certaines choses que vous dites pour vous interroger plus avant.
Je dois réfléchir aussi au devenir de cet échange, le laisser peut-être
s'épanouir un peu en dehors d'une visée particulière, voir sur quel rythme et à
quelle profondeur il s'établit, si cela vous convient, pour ensuite trouver une
forme adaptée. Qui serve votre travail, car je le répète, je pense que c'est un
travail important et tout ce que vous dites ne fait que confirmer cette idée.
Cela dit, je me rends compte que me manque la lecture des autres livres (manque
pour mieux comprendre & manque comme frustration aussi), je vais y remédier
dès que possible.
En fait une idée consisterait à publier quasiment en temps réel cet échange, je
pense que ce serait passionnant pour les lecteurs et aussi que ça irait dans le
sens d'une recherche que je fais autour de l’usage des ressources internet ou
plutôt autour de ce qu'on peut inventer autour de cet outil.
Je vous propose de nouvelles questions dès que possible.
Et je vous donne raison pour le mot pluridisciplinaire !
Et puis quel bienfait pour moi de vous voir parler de l'Allemagne, des
musiciens contemporains et de la physique nucléaire. Je n'ai aucune formation
scientifique mais je me suis toujours intéressée à ce domaine de la matière, de
sa structure, je lis ce que je peux (mais pas la thèse de Louis de Broglie !),
plutôt certains livres de vulgarisation (encore un mot affreux n'est-ce pas)
publiés chez Odile Jacob, ou en Champs Flammarion et puis des revues, bon, disons-le
Science et Vie, j'ai un peu essayé la Recherche aussi, auteurs lus Hawking,
Klein... et quelques autres. Ecouté aussi souvent les émissions scientifiques
de France Culture. L'astrophysique m'intéresse énormément. Mais aussi la
botanique, les insectes, les papillons, les instruments de musique...... etc.
etc.
J'aimerais aussi que vous me disiez ceux
dont l'œuvre compte pour vous, parmi les poètes (pris dans le très beau sens
que vous donnez à ce mot et qui en quelque sorte me permet de résoudre sinon
une difficulté, du moins une question) et aussi parmi les musiciens
contemporains, ne serait-ce que ceux que vous lisez et écoutez ces dernières
années et en ce moment. Je vous dis merci, du fond du coeur, Patrick. Aussi
parce que cet échange et ce qu'il inaugure m'aident à avancer dans ma réflexion
sur mon travail poezibaesque, sa conception, la question cruciale et
affreusement difficile des choix, etc.
je vous embrasse et vous dis à très vite
florence
9 décembre 2007, de P.B.-V.
Je suis content d'avoir su
apporter ce que vous attendiez, ce n'est pas simple, évoquer un parcours à
vous, lectrice, sachant que cela se destine a priori à des non-lecteurs...
Tout à fait d'accord pour être un cobaye de vos expériences poezibaesques
[...]
Pour les poètes que j'apprécie, vivants c'est cela ? il y en a tant.
Je voudrais simplement citer ceux d’entre eux qui m’ont ouvert des portes
lorsque j’étais jeune auteur. J’aimerais mentionner plusieurs noms mais hélas
deux seulement me viennent : Bernard Heidsieck et Jacques Roubaud. Il n’y
a pas foule n’est ce pas ? C’est ainsi. Les autres poètes de ma génération
vous confirmeront pour la plupart cet état de fait : la génération
précédente ne nous a guère aidés.
J’ai envie aussi de saluer les femmes poètes de la «relève», dans un milieu si
longtemps misogyne (il en reste parfois des traces). Elles font un travail qui
m’inspire un grand respect. Celles avec qui je dialogue m’apportent beaucoup.
Parfois un raz de marée. Tiens, Caroline Sagot Duvauroux, c’est épatant non ?
Elke de Rijcke, remarquable. Tant d’autres, formidables, Fabienne Courtade,
Isabelle Garron, Sophie Loizeau, Véronique Pittolo, Isabelle Balladine-Howald.
Beaucoup d’autres, et leur aînée, Michelle Grangaud. Ou encore, une qui arrive
juste : Anne Kawala.
J'en reste là. A suivre, de votre côté...
9 décembre 2007, de FT
Ce que vous dites être
"insister sur les balbutiements" me parait très important parce qu'on
sent bien qu'il y a comme un réseau sous-jacent dans votre travail et je pense
qu'éclairer la formation de ce réseau ou l'accession (vous verrez dans mes
questions pourquoi je parle ainsi) à ce réseau me parait tout à fait
déterminant. Pas besoin d'être nobelisé/nobelisable pour que la question de la
genèse soit abordée, c'est une des plus passionnantes, genèse et mutations
successives à partir de ces données de départ....
Est-ce que je peux vous dire tout simplement que je pose les questions que je
me pose, moi, votre lectrice ? Qui a la chance de pouvoir dialoguer avec
l'auteur, intéressée qu'elle est par la genèse de cette œuvre-là mais aussi
au-delà par la genèse de tout travail de nature artistique et son inscription
(important ce mot il me semble) dans une vie et dans un contexte, des contextes
plutôt.
quelques nouvelles questions dont certaines sont sans doute immenses.... si
vous y répondez dans le détail.... on est toujours dans la genèse des choses
ici.
1. Développer si possible cette notion très intéressante, le poète, un
artiste de l'écriture employant toute forme si nécessaire
2. Un peu plus sur votre rapport à la langue allemande. Parlée dans le cadre
familial (des ascendances ?), apprentissage scolaire ou personnel ? Choix de
votre part ou choix des parents puis investissement personnel ? Vous la
pratiquez couramment aujourd'hui, parlée, lue, écrite (oh zut, on dirait un CV
! mais c'est important, pour comprendre de l'intérieur)
3. Revenir sur la question des antécédents familiaux : coupure, division
dites-vous, au fond pour des questions d'opinion. Or vous me semblez souvent
"hors", horsain en quelque sorte, de votre famille, des cénacles
littéraires, de votre culture en partie, de votre pays.... Un peu comme si
aucun statut, aucune "installation" ne vous convenaient (deux
expériences cruciales, Cork et Berlin se font ailleurs), comme si vous étiez
vous-mêmes dans l'espèce d'errance spatiale et même peut-être temporelle d'un
Kurt Schwitters et sans doute d'autres de ceux dont vous suivez les
traces....Et là encore on peut se poser la question, ne serait-ce pas le statut
des plus fins et des plus sensibles d'entre nous qui ne se trouvent pas, ne se
retrouvent pas dans une appartenance ?
4. Est-ce qu'il serait juste de dire qu'il y a une sorte de réseau de sens et
de signes sous-jacent, préexistant en partie et dont vous activez ou révélez
des nœuds par le regard que vous portez sur ces points-là et que ce regard
révèle ? En les modifiant par votre seule présence (je pense au statut de
l'observateur en physique, pour ce que j'en ai ((très peu et sans doute très
mal)) compris ?) Et est-ce que ces orientations/réorientations du travail
en cours sont finalement informées par ce réseau de sens et signes, comme si
vous suiviez des lignes de faille en quelque sorte ?
5. Quelles furent les expériences (lectures, rencontres, mises en contact
avec...) fondatrices pour vous quand vous étiez tout jeune homme, ou autrement
dit, comment sont nés vos différents tropismes (poésie, Allemagne, musique,
guerres, exils, histoire de l'art, intérêt pour les langues, etc.)
10 décembre 2007, de P.B.-V.
Florence, je vais réfléchir à
toutes ces questions.
Il ne faudrait pas oublier que je souhaiterais un vrai dialogue, où vous êtes
aussi intervenante à partir de votre expérience personnelle, pas seulement en questionnement
de lectrice... En réinvestissant dans vos questions ce que vous énoncez dans le
préambule, cette question des réseaux, déterminante, par exemple, je trouve que
la question devient votre question...
10 décembre 2007, de FT
merci pour cette précision sur la
façon dont vous entendez l'échange : cela me touche et bien sûr m'intéresse
beaucoup.
Sans doute nous faut-il un petit temps d'observation et comme une sorte de
réglage des attentes mutuelles, le but étant d'arriver à faire en sorte une
création commune, dans l'échange.
16 décembre 2007, de P.B.-V.
[Note de FT : la réponse aux
questions du 9 décembre me parvient sous forme d’un fichier texte joint au
courriel. J’ai retranscrit les questions pour plus de facilité de lecture]
[1. Développer si
possible cette notion très intéressante, le poète, un artiste de l'écriture
employant toute forme si nécessaire]
Au préalable de mes livres, il y a un projet. C’est lui qui détermine
ensuite la forme littéraire, et non l’inverse. Se construit alors ce que nous
nommons un dispositif. Toutes les formes – ou mediums – peuvent être explorées
si elles contribuent à élaborer ce projet : le poème en vers, le poème en
prose cadencée, le poème visuel, le poème-liste (j’appelle cela des
« théories »), la prose documentaire, ainsi que toute forme à inventer
si aucune d’elles n’est adéquate. Le « narré » en est une, me
semble-t-il. [2. Un peu plus sur
votre rapport à la langue allemande. Parlée dans le cadre familial (des
ascendances ?), apprentissage scolaire ou personnel ? Choix de votre part ou
choix des parents puis investissement personnel ? Vous la pratiquez couramment
aujourd'hui, parlée, lue, écrite] J’ai vécu les premières années de ma vie dans le territoire de Belfort, où
l’allemand est un refoulé. Zone romane longtemps sous la tutelle alsacienne. A
dix kilomètres de là, Montbéliard, il y a le spectre du pays souabe, qui comptera
dans mon parcours. [3. Revenir sur la
question des antécédents familiaux : coupure, division dites-vous, au fond pour
des questions d'opinion. Or vous me semblez souvent "hors", horsain
en quelque sorte, de votre famille, des cénacles littéraires, de votre culture
en partie, de votre pays.... Un peu comme si aucun statut, aucune "installation"
ne vous convenaient (deux expériences cruciales, Cork et Berlin se font
ailleurs), comme si vous étiez vous-mêmes dans l'espèce d'errance spatiale et
même peut-être temporelle d'un Kurt Schwitters et sans doute d'autres de ceux
dont vous suivez les traces....Et là encore on peut se poser la question, ne
serait-ce pas le statut des plus fins et des plus sensibles d'entre nous qui ne
se trouvent pas, ne se retrouvent pas dans une appartenance ? ] Une des préoccupations qui structure mon livre en chantier est la question
tsigane : les Rom. C’est un enjeu culturel dont l’Europe en devenir –
autant les structures que les citoyens – a la responsabilité. Je suis venu aux
tsiganes progressivement : les nomades, rares aujourd’hui, dont le rapport
au monde reste énigmatique. Mon prochain livre du cycle devrait s’appeler
« Gadjo-migrant ». [4. Est-ce qu'il serait
juste de dire qu'il y a une sorte de réseau de sens et de signes sous-jacent,
préexistant en partie et dont vous activez ou révélez des nœuds par le regard
que vous portez sur ces points-là et que ce regard révèle ? en les modifiant
par votre seule présence (je pense au statut de l'observateur en physique, pour
ce que j'en ai ((très peu et sans doute très mal)) compris ?) Et est-ce
que ces orientations/réorientations du travail en cours sont finalement
informées par ce réseau de sens et signes, comme si vous suiviez des lignes de
faille en quelque sorte ? ] Je voudrais vous dire qu’un poème est la traduction d’un livre caché. [5. quelles furent les
expériences (lectures, rencontres, mises en contact avec...) fondatrices pour
vous quand vous étiez tout jeune homme, ou autrement dit, comment sont nés vos
différents tropismes (poésie, Allemagne, musique, guerres, exils, histoire de
l'art, intérêt pour les langues, etc.)] Je viens de la musique, d’une oreille musicale, dès l’enfance. Adolescent
j’écoute autant le rock et la pop musique, que Beethoven. Je commémorais la
date de sa mort avec quelques camarades, et ce jour-là, je n’allais pas au
lycée. Je l’ai ensuite perdu de vue, et l’ai retrouvé par Kurt Schwitters qui
pleurait dès qu’il entendait une de ses sonates pour piano. Par Beethoven je
suis arrivé naturellement à Goethe et aux romantiques, à la culture allemande,
aux folles guerres franco-allemandes. Puis à l’amitié franco-allemande dont je
suis un modeste acteur depuis 25 ans (je dois beaucoup au programme artistique
de l’Office franco-allemand pour la Jeunesse et à son directeur Horst Wegmann). à suivre Principe des entretiens infinis, épisode 1, épisode 2, épisode 3
A quoi s’ajoute le dispositif de performance (je préfère parler de
« récital »), qui agit ou réagit sur l’écriture.
Cet ensemble constitue ce que j’appelle arts poétiques.
Je rejette bien entendu, et comme nombre de mes collègues, l’habituelle et
rétrograde classification en genres littéraires, qui est l’expression d’une
volonté mercantile. Je m’étonne toujours d’observer comment les anciens
continuent à mettre un signe d’équivalence entre poète et vers. Je les crois
légèrement de mauvaise foi. Il est vrai que presque tous ne se disent pas poète
mais : écrivain. Mot qui ne signifie au fond plus rien. Qui n’est pas
écrivain ? Qu’avons-nous à voir avec nos ministres, nos présidents ou nos
administrateurs de biens, qui sont, et surtout eux, écrivains ?
On avait fait dire à Ponge dans un entretien ancien qu’il était scripteur. Mais
Francis Ponge à Stuttgart, devant les étudiants de Max Bense, a dit,
naturellement, qu’il était poète. Il n’y a pas d’autre mot pour définir cette
qualité d’artiste de l’écriture. On me dit parfois : « ce n’est pas à
toi de dire que tu es poète ». Mais pourquoi les artistes plasticiens,
eux, pourraient dire ce qu’ils sont, ou bien les compositeurs ? Il faut cependant
rester modeste : « Nur Narr, nur Dichter » écrit Nietzsche.
Seulement poète. C’est déjà quelque chose. Lorsque un policier me demande ma
profession, et que je dis : poète, il m’arrive qu’on me réponde :
« C’est un beau métier que vous avez ».
Personne ne parle l’allemand dans le premier cercle familial. En arrière-fond,
on parle parfois l’alsacien. Je ne l’entends que rarement. Mais lors de voyages
familiaux, j’entends, enfant, le suisse-allemand ou l’allemand. Et je commence
à bredouiller quelques mots allemands à neuf ans en vacances. Au collège
l’allemand est ma première langue, rien de surprenant vue la proximité de la
frontière allemande.
Il y a au collège, un professeur d’allemand d’origine alsacienne, dont je sens
la puissante immersion dans cette langue. Étrangement, son bilinguisme l’amène
à faire des lapsus lorsqu’il se met en colère contre nous. Cette fragilité
paradoxale me touche.
Le livre d’apprentissage de l’allemand est archaïque. Une chance : au lieu
de lire les histoires de madame Schmidt qui va au supermarché pendant que
monsieur Schmidt fume la pipe en lisant son journal, nous apprenons les
aventures de Siegfried, de Brunhilde, de Wotan. Cela me fascine.
Toutefois c’est lors de mon séjour à Berlin, puis de mes nombreux déplacements
professionnels en Allemagne (ouest et est) que je me perfectionne, avec
l’espoir de lire Hölderlin ou Celan dans le texte. J’ai aussi vécu à Stuttgart
par la suite.
J’oserais dire qu’il y a quelque chose de leurs usages, de leur désir de
mobilité, de leur refus de la propriété, et cette volonté de n’être jamais
installés, qui me fascine. Ma valise à roulettes, je l’appelle ma roulotte. Un
ailleurs primordial charpente mes projets littéraires. Pourtant je ne suis pas
instable. Ce n’est pas une fuite en avant : chaque déplacement préparé,
ingéré, digéré jusqu’à épuiser l’exotisme, engendre une trace – le texte –
avant la station suivante.
Peu à peu l’image de « l’explorateur du dehors et du dedans » qui
caractériserait mon modèle du poète (Rimbaud ou Hölderlin par exemple), a
laissé place au voyageur nomade.
A moins que l’on revienne au coup génial de l’explorateur Fridtjof Nansen.
Comment a-t-il exploré l’Arctique ? En inversant le processus
d’exploration, l’habituelle conquête de territoire, la colonisation par un
ample mouvement de pénétration. Son parti pris, et je trouve cela fascinant,
fut de construire un bateau destiné à rester prisonnier des glaces des mois
durant. C’est donc par l’immobilité, celle de son Fram, que l’exploration vers le Nord est conçue. Nansen fait le
pari iconoclaste que la banquise elle, se déplace, et qu’il suffit de s’armer
de patience, et d’un matériel rigoureusement adapté, pour atteindre l’objectif,
une fois préalablement parvenu aux portes de l’Arctique. Je me retrouve dans ce
schéma. Il y a là peut-être une métaphore de ma démarche. De toute démarche artistique
en fin de compte, dont le déplacement est la condition pour atteindre les
strates de connaissance mises au secret par les directeurs généraux de
l’abrutissement.
Les choses ne me sont pas préalablement tombées dessus. J’ai dû aller les
chercher, j’ai dû explorer en aveugle, animé d’une méfiance à l’égard des
vérités qui m’avaient domestiqué. Peut-être un critère pour devenir poète
est-il cette suspicion envers la transmission des savoirs dogmatiques. Si nous
savons que la vérité n’est pas dans l’achèvement, il faut parfois admettre
qu’elle n’est pas non plus dans le commencement. Il faut s’inventer une
géographie mentale aux frontières des croyances.
Je suis par exemple entré dans l’art contemporain quand j’avais quinze ans. On
disait dans mon entourage (famille, lycée) que la Chapelle de Ronchamp (du
Corbusier) était une horreur. J’ai voulu vérifier par moi-même, parcourant les
quelques quinze kilomètres en mobylette. Le soleil éclairait les murs blancs du
grand coquillage abstrait, rien d’aussi mystérieusement beau ne m’était apparu.
Ma voie était à coup sûr de ce côté-là, et j’allais devoir certainement errer
longtemps, sans appui.
Je ne tire cependant de cet arrachement aucune vanité. Il n’y a aucun mérite à
faire ce qu’on sent que l’on doit faire.
Par ailleurs, si vous êtes sur un pont regardant un fleuve, vous êtes empli de
ce sentiment du présent mêlé d’évidence, vous contemplez l’homogène et le
continu, dont vous ne savez pourtant rendre compte (par exemple vous ne pouvez
définir la couleur de l’eau). Si maintenant vous nagiez dans l’eau, sous le
pont, et de votre plein gré, il se peut que vous ressentiez l’hétérogénéité du
flux. Par exemple, sur différents points de votre corps, les différences de
températures, entre une eau qui provient d’un affluent d’une vallée
ensoleillée, et celle d’un torrent montagneux. Enfin, si vous êtes à 15000
pieds au-dessus, vous observez cette fois tout le bassin, les tracés infinis
des rus et rivières, dont certaines parfois disparaissent dans le sol pour
réapparaître plus loin. Le point de vue vous conforte dans cette réalité,
complexe, mais que vous croyez pourtant comprendre dans son ensemble.
Mais quel raisonnement va-t-il vous permettre de saisir comment ce fleuve porte
un même nom de sa source à son embouchure, y compris - à quelques lettres près
- après avoir traversé plusieurs langues ?
Il faut passer du raisonnement à la résonance.
Deux moments importants associés au livre : le premier est un « prix
d’excellence » offert par l’institutrice qui m’a appris à lire et à
écrire. Un livre au format et au poids hors du commun. Je n’avais jamais vu un
si gros livre. Il n’y a presque pas de livres à la maison. Le livre y inspire
un grand respect, mais il n’y a pas assez d’argent pour en acheter. Je suis sûr
que l’institutrice a payé de sa poche ce cadeau de fin d’année, qu’elle m’a
dédicacé. Il est toujours religieusement rangé dans ma bibliothèque. C’est
« L’île mystérieuse ».
Le second, alors qu’adolescent je perds peu à peu le goût de la lecture. Je
m’adresse à un prof qui fait un remplacement de deux mois. « Lisez
Gide », me propose-t-il. A la bibliothèque municipale, où ma mère m’avait
inscrit dès l’enfance, j’emprunte le seul Gide disponible : Les nourritures terrestres. Je n’y
comprends rien. Par chance, au lieu de le reposer, de me dire « ce Gide
quel con » (attitude normale à quinze ans), je le reprends. Je ne
comprends rien aux divagations de Nathanaël, mais je sens qu’il se passe là
quelque chose d’un autre ordre ; et que c’est à moi d’aller vers le livre,
pas l’inverse. J’entre ainsi dans la poésie moderne. Ce qui me saisit peu à
peu, c’est cette alternance de poème en vers et de poème en prose. J’ai compris
bien plus tard quel rôle ce livre a joué dans l’écriture de mes livres, au
moment où j’ai découvert Le fou d’Elsa
pour les mêmes raisons ou, dans un autre axe, cet autre livre-projet, Le turbot de Günter Grass. Ces livres,
et bien d’autres, m’ont conforté dans ma démarche. Ils m’ont encouragé à
affirmer la nécessité de sortir de la classique monoforme, unitaire au plan de
tout un livre, qu’il s’agisse de vers ou de prose. Dans le « Cycle des
exils », les livres sont construits selon une complexité formelle qui est
envisagée sur l’ensemble du livre.
C’est évidemment aussi cela que l’industrie du livre ne peut tolérer.