Je débute ici la
publication d’une troisième série d’entretiens
infinis, cette fois-ci avec Jean-Pascal Dubost. Tristan Hordé a récemment
consacré une note de lecture, à laquelle je renvoie, du dernier livre de
Jean-Pascal, Vers à vif. On peut
aussi consulter sur le site sa bio-bibliographie, lire une autre fiche de lecture sur Monstres Morts et une présentation de Nerfs
Sur le principe des entretiens infinis de Poezibao,
lire ici.
Le 7 janvier 2007, de Florence Trocmé (FT) florence
Me traverse une pensée […] peut-être
que nous nous acheminons en douceur vers un entretien
infini... mais pour ça il faudrait que je te lise plus à fond... mais ton
rapport aux auteurs et à la langue me passionne et en plus je pense que c'est
une pensée très féconde.
On peut essayer de démarrer les choses en douceur, sans
but précis, pour l'instant... il me semble d'ailleurs que c'est déjà en route.
9
janvier 2007 de Jean-Pascal Dubost (J.-P.D.)
Florence, à aucun moment l'idée
d'un "entretien infini" ne m’aurait effleuré. J'en apprécie beaucoup l'idée de progression, tâtonnement (tant d'interviewers
sont sûrs de leur fait).Et ta proposition m'a, comment dire, à la fois touché
et intimidé et honoré. Touché parce qu'elle me joint à un moment de
découragement et de doutes, et intimidé parce que les deux premiers que tu
interroges sont de sacré bon sang de pointures.
Ma relation à la langue est moins savante que la leur,
elle est plus rustique, rude, brute, échevelée, ébouriffée, hétérogène,
autrement dit... moins savante. Honoré enfin parce que je suis impressionné par
ta capacité de travail et son résultat. Je crois percevoir chez toi une
gourmandise, une curiosité, un appétit.
Je n'ai pas lu encore les suites des entretiens. Par manque de temps depuis
quelques jours, et par fatigue des yeux. Mais je le ferai tout bientôt.
Ta proposition m'a aussi surpris.
Et j'en accepte le pari. Allez !
Je t'embrasse,
Jean-Pascal
Le 9
janvier 2008, de FT
Bonsoir Jean-Pascal et merci de
ton mail,
Pour l'instant, j'ai lu, et je vais rapidement t'en parler, Vers à vif... et j'ai
ici Nerfs et Fatrassier.... et Dame 1/1
et Monstres morts, donc tu vois je
suis bien lotie déjà, c'est plus à toi de voir si d'autres titres te paraissent
importants.....
Au fond je me dis que pour amorcer la réflexion, la discussion, plutôt que de
te poser des questions, je vais t'envoyer mes notes. Je t'explique : quand je
lis, je note : recopiage de citations, mais aussi impressions, associations, ce
qui monte à fleur de conscience à la lecture, ce que me fait le texte (tiens ça
on pourrait en parler, ce que fait un
texte), intuitions (peu importe si elles sont justes ou pas), etc. Je me sers
de ces bribes ensuite pour écrire mes notes de lecture. Donc
voici ce que selon cette méthode j’ai noté il y a deux jours, puis avant-hier
soir, hier matin en poireautant pour une radio de la main. Je pense qu’il est
souhaitable que notre échange s’établisse librement, comme une conversation,
sur tes livres, la poésie, les auteurs etc.
extraits de mes notes
• Tristan [Hordé] m’a
proposé une très belle note de lecture sur Vers à vif, puis m’envoie ce matin un mail tout
à fait passionnant de Jean-Pascal sur son travail, en réponse reconnaissante
aux analyses de Tristan. Ce qui m’a précipitée vers le livre que je n’avais pas
encore pris le temps de lire
• Jean-Pascal, dont la
langue me fait l’effet d’une pâte pétrie avec d’autres textes et plusieurs
façons de langue ;(pour l’instant, c’est très mal formulé). Je reprends
ici quelques mots du mail qu’il a écrit à Tristan : « Vous avez
pointé avec justesse et précision l'essentiel... Oui, une invitation à lire
après fréquentation excessive de la littérature (je lis tellement de poètes
sans fonds littéraire), je considère écrire de la poésie comme un hommage
constant à la langue et aux livres, dont nous venons, en fait, plus qu'un
travail de la langue, j'ai plutôt coutume de dire "travail avec la
langue". Je me définis comme "(ré)veilleur de la langue". »
La notion de fonds m’éclaire, c’est précisément ce que je ressens avec Patrick
Beurard-Valdoye et avec Auxeméry, et c’est sans doute pourquoi je me suis
arrêtée sur leurs œuvres respectives. Car fonds il y a, littéraire, historique,
d’histoire de l’art, sociologique, ontologique et métaphysique. Une ouverture
sur un arrière-fond, un sous-fond, un sur-fond qui informent et fécondent en
permanence ce travail avec la langue, le poète n’étant que l’interface (beau
mot trop utilisé dans une acception technologique aujourd’hui) entre ce fond(s)
et ses lecteurs mais interface essentielle qui filtre le fonds, choisit ses
matériaux, les assemble, les incorpore, les digère, les restitue, à sa façon
unique et spécifique. Travaillant sur les mythes antiques ou sur les fables
d’Apulée, tout le monde n’arrive pas à faire du Racine ou du La Fontaine!
• « Tout ce qui
passait par l’ouïe, je le prenais » (Vers
à vif, Obsidiane, p. 19). Il y a un rapport aux mots qui me semble presque
violent, car brut, direct, sans médiation dans l’enfance, comme si les adultes
tutélaires n’avaient pas fait écran, pare-excitation, barrière, bouclier
anti-rayonnements. La langue pour l’enfant est un objet très étrange à prendre
au mot
Mots, je ne m’étonne plus que J.-P. D ait réagi et m’ait questionnée sur ma proposition que les inventions de mots de Patrick
Beurard-Valdoye ne sont pas des néologismes. Lui-même forme des mots très
convaincants, comme ces « troubaderrances » (20) ou ce « foi de
coquelicoq » = je suis homme [foi], animal et fleur et rouge (foi(e),
coquelicot, animal) et sur crête, pavane et éphémère, immangeable et
incueillable, plus confiant en la fleur et l’animal qu’en l’homme
si « aucun souvenir » (25), de qui, de quoi souvenir ?
Grègues ? chausses, tirer ses grègues, s’enfuir !!!!
« sortir d’être un personnage de fiction »,(28) de qui, de quoi,
construction de soi, château de cartes tirées à tort ?
Chaque texte, quoi ? galet, non, bloc, non, feuille, non, mais quoi pour dire mon impression d’un
petit tout (28), parfois semble écrire sur quelques faits de langue (méfaits
aussi, tiens-toi droit), injonctions,
clichés ressassés, éculés, il les dépiaute et les repiaute.
« Allitératifs balbutiements »,(30) entés sur le ding des
bidons de lait dans l’enfance
De qui le beau « la mémoire sera toujours un rêve » (32) ?
Il s’agit de « louper parmi nous autres qui vivons un tantinet trop
rafalés » (36), louper, chalouper, avancer, héron, allons, de go, louper à
go et go…
« j’y fuis j’y reste ». Magnifique (38)
Pas galets, pas blocs, peut-être fagots, paquets de brindilles ramassées,
cassées, tordues, à hue et à dia assemblées, avec un petit brin d’herbe, avant
feu (aux poudres, à la bouche, au cul, dans l’âtre, au fond du jardin). Ça fume.
• Il y a à la fois
concrétion, des pans de phrases fusionnent en y laissant quelques membres,
détournement ou modifications subtiles d’expressions « plier rames et
bagages » (39) ou « j’y fuis, j’y reste » par exemple.
« Farci
d’emprunts, de reprises et de pompes » (53)
« C’est la vie qui danse inconstante et c’est la mort qui travaille
constante » (56)
Célébration d’étranges noces (parfois danse macabre) entre les expressions.
« Je suis la représentation théâtrale et tragique de mon
double » (74) à rapprocher peut-être de ce « sortir d’être un
personnage de fiction »… (supra).
Il y a dans ce livre une sorte de désespoir d’espèce, ontologique (de pomme, de
vache, d’homme) mêlé à un désespoir plus personnel (dérision autolytique).
Le 13 janvier 2008, de J.-P. D
Chère Florence,
Allez zou ! Allons-y... Je crois qu'il serait bien que tu aies Les loups
vont où ? ainsi que, et surtout peut-être, Fondrie, un travail
d'écriture autour (c'est le mot) d'une ancienne fonderie, une friche
industrielle, qui m'a permis d'aller à la rencontre d'hommes imaginés, d'une
langue (jargon ? sociolecte ?) et aussi de remonter le cours de la vieille
métaphore éculée (mais j'adore les éculeries... d'Augias...) du travail
poétique, et de la travailler (insuffisamment, pensé-je a posteriori) à
travers celui du "favre" (forgeron) (édonc, du
"poiein"), ainsi ai-je pu "favargier" (forger,
travailler au marteau) la matière langage. Par quoi Fondrie fut-il
déterminant d'une fabrication définitivement malléable de bloc, de poème en
bloc (au lieu de poème en prose), sur quoi je reviendrai plus tard.
Aussi et par conséquence, je me charge de t'envoyer ces Loups et de me
procurer un exemplaire de Fondrie (car je n'en ai plus).
Plutôt qu'entretien, je préfère le mot "conversation", oui, tu
l'utilises à raison, une "conversation courrielle" (et publique). J'aimerais ce genre, la "conversation
courrielle", parce que je suis dans mon bureau, j'ai le temps de peser mes mots
Vile extraction d'écrivains, étant né deux fois à
la littérature, selon l'étymologie du mot "dithyrambe", une première
fois de Jack Kerouac et une seconde fois de François Rabelais, écrire ne
peut-être autrement qu'un joyeux dithyrambe de la langue et un hommage constant
à icelle, n'être qu'une invitation à entrer dans un beau bordel où les mots
aiguisent le désir, mettent en appétit, le tout désespérément. Contrairement à ce qu'on veut nous faire accroire
au nom de je ne sais quel humanisme de l'ordinaire humain : la vie
est aussi dans les livres, et cette vie en sort pour nous mouvoir dans le réel,
dans une autre vie. Je ne sais plus qui disait qu'il en apprenait plus
sur les hommes dans les livres que parmi les hommes. J'avais fort apprécié en son temps, et apprécie
toujours cette proposition d'un exégète de Rabelais à propos du savoir de la Renaissance
:"La bibliothèque doit s'ouvrir sur le monde, le monde entrer dans la
bibliothèque". C'est de cette proposition sans doute que vient une
"fréquentation excessive" et passionnée de la littérature.
Mais voilà bien du vrac. Je te livrerai du brut en
vrac.
Car il y a dans tes notes mille pistes à emprunter.
C'est agréable, il pleut, il vente, et ça froulouffe dans les arbres.
Je t'embrasse,
Jean-Pascal
Le 13 janvier, de FT
Eh bien, c'est parfait ce zou....
j'allais précisément t'écrire quand j'ai reçu ces premiers feux.
[ …]
J'ai déjà une question très importante à te poser :
Est-ce que tu es d'accord avec cette impression que j'ai eue, d'un contact
assez violent avec les mots, dans l'enfance et surtout d'un contact non
médiatisé par les adultes ?
J'aimerais que tu développes cette question qui me paraît très importante dans
ton cas, de la constitution des premiers rapports avec les mots. Si tu le juges
utile, tu brosses un peu le contexte de ton enfance.
Tu ouvres aussi la voie à des questions sur les premières lectures, mais je
préfère pour l'instant qu'on se concentre sur ces premiers contacts avec les
mots, tes premiers souvenirs de mots en quelque sorte. Et cette idée d'une
violence : est-elle juste ou fausse cette idée ?
Je veux bien que tu m'envoies les livres dont tu me parles. D'abord, j'ai envie
de les lire et ensuite si tu fais référence à ceci ou cela, je peux aller
vérifier dans le texte.
J'ai lu le très bel article de Roger Lahu sur toi dans N4728 (je l'évoque dans
ma présentation de la revue dans la dominicale rubrique Poezibao
a reçu). J'aime bien la photo de Durigneux aussi, je la trouve tendre (ah
les photos du Matricule, elles ne sont pas tendres, elles, en général !)...
Est-ce que tu crois que ce serait possible d'avoir le fichier texte de cet
article de Lahu, j'aimerais bien le ranger dans mes tablettes électroniques et
j'ai un peu la flemme de le ressaisir et vu le format, pas très facile à
photocopier....?
Et je savais grâce à Roger, ce qu'était Fondrie et j'ai eu très envie de
le lire......
Je t'embrasse Jean-Pascal,
florence
Le 14 janvier, de
J.-P. D
Florence,
Je réfléchis à ta demande quant à la violence avec les mots, oui et non,
te répondrais-je en bon normand.
J'ai demandé à N4728 de t'envoyer le fichier de la présentation de Roger
Lahu of mézigue.
Je file pour un atelier d'écriture.
Je t'embrasse,
Jean-Pascal
Le 18
janvier 2008, de J.-P. D avec fichier Word joint
•courriel
Bonsoir Florence, je t'ai envoyé aujourd'hui les deux livres donc qu'il te
manquait. Et j'ai demandé à Roger Lahu de t'envoyer un fichier de son texte
présentant mézigue. De la tendresse, dis-tu, sur la photo, c'est normal,
j'adore Roger, c'est un homme extraordinaire. Avec une faculté d'embrasser le
monde qui ne cesse de m'étonner. Nous sommes très très amis, tu l'auras deviné.
Et si tu as l'occasion de découvrir ce poète de la lignée de Brautigan, fonce !
C'est un drôle d'exercice que cet
entretien à tâtons rompus... L'idée d'avancer à coups d'à coups me plaît bien.
Revisiter l'enfance, comme tu me le demandes, m'embarrasse, parce que j'essaie
de me débarrasser de mon enfance. J'y ai cependant un peu réfléchi, ne voulant tomber
dans l'analyse psy. Je te joins un fichier où je te réponds, cette réponse
s'est écrite en plusieurs fois. J'espère, bien que je n'entre pas dans le
détail, que ça va. N'hésite surtout pas à me dire, si tu attends plus
Mais dis-moi, comment fais-tu pour
mener de front trois entretiens ?
Je t'embrasse (suis un peu fourbu ce soir, car je viens de faire
le bûcheron et de débiter quatre arbres avec le paysan du coin),
Jean-Pascal
• Fichier joint :
Chère Florence, tu voudrais que
j’approfondisse mon rapport avec les mots pendant cette période qu’on appelle
enfance, que tu dis violent ; je nuancerais en disant que l’écrivant
laisse paraître une certaine violence, que la poésie contient une part de
fiction, et que je fictionne probablement. L’enfance est un limon riche, mon
enfance est commune ; et je sautille sur la virgule. La poésie n’a pas un rôle cathartique (ni antarctique) ; et
n’entre pas dans le détail autobiographique, elle est autobiodégradable.
J’invente avec une part de vérité, mais pour les besoins d’une mémoire trouée,
véritable château des courants d’air, autrement dit le poète invente
l’homme ; il cherche à retrouver une expérience, celle des mots rentrés, à
retrouver l’enfant taiseux-observant, il visite un chantier : celui d’un
complexe de complexes ; dans lequel récupérer de quoi faire un ego vivable d’Être projeté dans le temps
continu. Le poète que je suis réinvente l’enfant qu’il fut, la rétrospection
par l’imagination déclenche le souvenir. Les anamnèses qui jalonnent ici et là
mes poèmes ne sont que des épisodes d’enfance retrouvés, dénoncés, transformés,
pour le plus grand plaisir du poème. Mon enfance n’appartient à personne, et
elle ne prétend à aucun universel (faut être gonflé, ou… prétentieux, pour se
prétendre universel après Montaigne !) Oui, il y a eu un enfant privé de parole
(pas de mots), rempli d’exhortations à se taire, d’interdits, où mère et
religion faisaient un grand ménage, où les silences paternels pesaient d’un
plomb de Dieu, un enfant rempli non pas de dix commandements, mais d’un sacré
bon sang de pacson de commandements (tu ne (futur) pas), alors cet enfant s’est
réfugié dans les livres comme un fou, s’est rempli de mots intérieurs, par les
livres d’enfant d’abord, ensuite en passant chez Jules Verne, Walter Scott,
dans les encyclopédies de Tout L’Univers, puis, fondamentalement, pendant les
années de collège, grâce à presque tout Molière qui lui passa dans les yeux
(dans la collection Nouveaux Classiques Larousse) ; alors combien fut
fascinante la langue de Molière, comparée à la langue anathématique, poissarde
et truffée de truismes pratiquée dans la maison familiale. Combien le
concupiscent dévot lui parla, combien la farce mise en haut style le combla ;
« voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’êtres
visibles ». Il n’y a pas eu violence à proprement parler, mais étouffement
(et planque dans les mots), la violence est un regard rétrospectif, un
nécessaire acte de rupture avec l’enfance pour assujettir celle-ci au
palimpseste visible, peu visible ou invisible (« Je crois que le paysage
intérieur du poète – je ne trouve pas d’autre mot pour dire ça – est filigrané
par ses souvenirs d’enfance, parce que c’est là qu’il a eu la révélation du
monde et des choses que l’on dit extérieures. C’est là aussi qu’il a eu ses
premiers rapports faciles, étranges ou curieux avec le langage, avec les mots.
Je ne dis pas que le paysage intérieur des poètes est borné à leur paysage
natal, mais je crois que celui-là joue un rôle fondamental. », a écrit
Guillevic ; je souscris). La poésie serait presque constitution permanente
d’une logosphère, inconstante, par cause de variabilité de l’expérience et de
l’effort d’anamnèse. Enfant, je n’avais pas de discours, c’est ce qui
aujourd’hui me fait violence, et poème.