Poezibao commence ici la publication, en trois
volets, d’un entretien entre Ariane Dreyfus -qui vient de publier Iris,
c’est votre bleu au Castor Astral- et Tristan Hordé.
A la fin du troisième volet, le fichier pdf de l’intégralité des échanges sera
disponible.
Tristan Hordé : Le
recueil Quelques branches vivantes
s’ouvre par une question ; « Qu’est-ce que tu as dit ? »
(et la réponse porte sur les myosotis et les cerises). Je lis dans cette entrée
une des caractéristiques de ton écriture : le goût pour les expressions de
la vie quotidienne, de la langue commune.
Ariane Dreyfus :
C’est très simple : sans langue commune en elle, la poésie est une langue
morte, et aucune théorie de la « modernité » n’y changera jamais
rien. Le projet de Hugo tient toujours : « J’ai jeté le vers noble aux
chiens noirs de la prose ».
Les plus beaux poèmes contiennent des entailles, des vacillements de prosaïsme.
Que je ressens comme inséparable de ce que Claudel appelle : « les
possibilités de délectation que contient pour nous le langage français ».
Certes, lui à ce moment-là réfléchit sur le vers, mais je crois qu’on peut
élargir ses remarques. Il parle de la jouissance d’un enfant qui d’une autre
pièce ne peut saisir d’une conversation que les courbes de la parole, et pas
son sens : « Comme ce parler
visible s’inscrit pour lui devant ses yeux en dessins pleins de fraîcheur
et d’originalité ! Quel dialogue entre ces voix ! Quelle originalité
et quelle verdeur dans les attaques ! Quel tour toujours nouveau !
Quelles coupes ! […] Quelles élégantes ondulations de la phrase ponctuée
au mépris de la grammaire et que termine un cri de fauvette ! […]
Quelle musique toujours changeante et toujours imprévue et quelle joie de se
sentir ainsi gracieusement porté sans
que l’on sache comment par-dessus tous les obstacles ! » Après cette
description exaltante, il énonce son désir : « Comment faire pour
garder cette franchise, cette liberté, cette vivacité, cet éclat du langage
parlé, et cependant pour lui donner cette consistance et cette organisation
intérieure qu’exige l’inscription sur le papier ? […] Comment enivrer
sans rassasier jamais d’une musique qui ait à la fois l’intérêt de la recherche
et la douceur de l’autorité ? Comment garder le rêve en écartant le
sommeil ? Comment soutenir son pas d’une ombre à la fois sensible et introuvable comme le cœur ? [2] »
Ainsi j’aime garder dans l’oreille cette référence au phrasé
« naturel », à ne pas confondre avec la correction grammaticale, comme
Claudel prend soin de le préciser. En ce sens les expressions ou tournures
courantes, notamment pour lancer le poème ou le finir, sont des points de
contact avec le lecteur, dans l’espoir qu’ainsi il ne pourra pas « y
échapper » grâce à ces bouffées d’airs familiers.
Inversement, devant les poèmes « poétiques » au langage soigneusement
choisi, aux tournures forcées, devant ces poèmes crispés sur des hauteurs dont
ils semblent avoir peur de tomber, j’éprouve une véritable répulsion, tout
autant physique que morale. Impression qu’ils se drapent dans une solitude où
j’ai tout simplement envie de les laisser.
Certes, la poésie ne peut qu’être langue différente, mais elle doit être aussi
en train de rêver qu’elle s’abouche à la langue de tous, sinon ce n’est qu’un
snobisme parmi d’autres.
Je pense à la critique que fait Meschonnic, dans Célébration de la poésie [3], de la nomination, dont je n’étais pas
consciente qu’elle résume à elle seule ce qui me met mal à l’aise avec
certaines poétiques aujourd’hui : « Nommer, nommer. L’erreur majeure […]
d’en rester au début de la Genèse. Les noms qu’Adam donne aux êtres. […] (alors
que) le langage ne commence qu’avec le dialogue entre Adam et Ève ».
Passage éclairé par ceci (qui est une critique de la phrase de
Sartre: « Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le
langage ») : « La poésie n’est en rien distincte du langage
courant. Tous deux se réalisent dans une inséparation du son et du sens [ici
Meschonnic conteste l’idée que la poésie a pour but de lutter contre
l’arbitraire du signe]. L’empirique du langage est en grande partie manqué par
le modèle du signe. Banalement, et dans toutes les activités du langage, c’est
le discours qui est premier, non l’unité mot ».
T.H. :Je détache des
fragments de la page 4 de couverture de Quelques branches vivantes, pour que tu reviennes sur le verbe attendre, puis sur l’assimilation de l’enfance et du
présent : « Écrire délivre d’attendre » puis « Ne plus
attendre n’empêche pas que l’enfance, autre nom du présent, demeure. Sous
l’écorce le bois vert. »
A. D. : « Écrire délivre d’attendre » parce
qu’écrire nous installe dans un autre temps qui n’est pas le temps des projets
et des désirs qui ont trait au réel. Ce pourquoi c’est très libérateur. Cet
autre temps c’est comme une éternité mais fragile, pleine d’aléatoire et
d’imperfections possibles, une éternité qui ne serait pas oubli de notre
condition humaine, au contraire. L’éternité de notre voix de toujours.
Ce qui nous ramène à l’enfance, mais comme j’en ai souvent parlé dans mes
entretiens précédents [4],
je ne développerai pas plus longuement ce
que dit ce passage : « autre nom du présent » parce que je pense
que l’enfance est notre fond permanent ; « le bois vert » pour
la fraîcheur dans sa découverte du monde et du langage.
Mais il y autre chose : c’est le problème de la candeur ; on ne peut
commencer un poème sans elle (commencer comme si on n’avait pas encore dit, pas
déjà vu), mais cette candeur peut aller jusqu’à la naïveté, qui dans son
aveuglement est une forme de vanité et d’impasse (écrire sans se soucier de
l’histoire de la poésie, écrire dans la spontanéité de son être). Je songe au
double que s’est créé Patrick Dubost, et qu’il a appelé Armand Le Poête [5]. Les
poèmes de ce dernier, amateur de base, nous plongent dans un indécidable :
on ne sait pas si c’est très beau ou à jeter, très émouvant ou très ridicule,
mais ce qui est sûr, c’est qu’il est notre portrait caché à tous. En voici deux
exemples pour ceux qui ne le connaîtraient pas (les ratures et les fautes font
partie des textes) :
s’est fou
incroyable
toutes ses balades
qu’on a fait tout les deux
en marge de l’univers
sans jamais pensé
qu’on était
dans l’univers la galaxie
quelque chose
la voie lactée l’univers
le big bang
quelque chose
*
ne sois jamais
ma dulcinée
ne sois jamais
en retard
car car le paysage alors
se décale pour toujours
de quelques minutes
Remarquable comme en lisant ce livre on réalise que les
pires maladresses de la poésie frôlent sans cesse la grâce la plus pure. La
poésie est aussi une nostalgie de l'innocence, de tous nos élans qu’on voudrait
voir acceptés, y compris nos petitesses et nos incohérences.
Mais on ne peut pas. On ne peut pas être sincère à ce point. La sincérité est
même littéralement impossible puisque très vite ce n’est plus le sens qui
décide du poème (par exemple apparaît clairement ici qu’on peut finir par dire
« sincèrement » le contraire de ce qu’on avait commencé par écrire).
Dubost dévoile bien ici ce qu’il y a de calcul, de besoin de l’autre ainsi que
d’encombrement littéraire dans l’écriture de tout poème. Les ratures d’Armand
le disent : bien sûr, quand je commence mon poème, quand je suis à sa
recherche, je suis comme un enfant oublieux du monde et je ne pense pas
réellement au lecteur, mais en fait, plus j’écris ce poème plus je deviens son
lecteur. Un enfant qui joue, peut-être, mais sans innocence alors.
Mais ce n’est pas plus mal, cela permet d’ « écrire avec de
soi », comme dirait Barthes, tout « en allant voir
ailleurs » !
T.H. : Tu parles de
candeur à propos d’Armand le Poète : pour moi c’est de la rouerie, il ne
peut exister ce personnage…Si on enlève les ratures, le texte tient debout et
les ratures sont introduites pour jouer la candeur…
A.D. : Patrick
Dubost nous dit des choses sur ce qu’est la poésie en proposant ce texte. Il
n’y a pas de spontanéité possible, même de la part de quelqu’un présenté comme
complètement démuni (ce que signalent les fautes d’orthographe, qui ne sont pas
une coquetterie, qui sont surtout informatives), qui n’a aucune connaissance de
la poésie… C’est cette impossibilité qui m’émeut à travers ces ratures. Mais il
ne faut pas renoncer pour autant à la candeur, sauf qu’elle advient en fait au
bout du travail : parvenir à avoir l’air de dire des évidences,
désarmantes (j’aime désarmer le lecteur). Mon rêve : que ce qui est dit
tombe sous le sens.
T.H. : Mais souvent tes poèmes ne tombent pas sous
le sens. Tu dis que ta syntaxe brisée permet d’arriver à une sorte de spontanéité…
A.D. : Une
sorte d’éblouissement, à la fois du sens et pas du sens… Je veux dire, ce n’est
pas du discours…
Écrire un poème, c’est à chaque fois construire des présences pour survivre. Il
y a des présences plus ou moins claires, mais il faut des contrastes ! Des
passages plus ou moins tortueux et, tout à coup, comme une clairière, une
éclaircie.
Je pense à Éluard, qui est pour moi l’exemple de l’évidence : « Ce que j’aime dans ton visage / c’est
l’arrivée d’une lampe allumée en plein jour ». Cela dit quelque chose
sur ce que l’on vit.
T.H. : Pour revenir aux questions, fréquentes dans
tes recueils, elles sont régulièrement comme les questions d’un jeu ; dans
Quelques branches vivantes, encore : « Où êtes-vous ?
où êtes-vous ? ».
A.D. : Des questions
pour provoquer des ouvertures, des appels d’air, y compris pour ma propre voix.
L’écriture est une mise en branle, une mise en vie. Vers un lieu où l’envie a
droit à tout le possible, comme le rêve James Sacré à un moment de son dernier
livre, Un paradis de poussières[6] :
Je voudrais m’en aller
dans un poème
Pour être comme à côté du corps
De quelqu’un d’autre, un corps
Où la parole ne trahit pas le silence.
Ce désir de contact éperdu et précis (qui au moins une fois
aura pensé à un corps réel), cette gravité dans un emportement lent, c’est à
cela que je reconnais la poésie qui me tient à cœur, cela me suffit. Là où s’obstine
cette croyance magique qu’en passant par l’écriture, le corps nous reviendra mieux.
Ne serait-ce qu’en s’étant bien imprégné, par la pensée, de ce quelqu’un qu’est
un autre.
J’aime les poètes dont je sens dans les poèmes l’être remué par
ce désir-là, bougeant pour y arriver et entraînant les vocables comme des
morceaux d’eux dans des vers vécus comme des moments d’étreinte (il suffit du
mot « toi » et l’autre y est aussi) : un des premiers à me faire
cet effet a été Denis Roche [7], que
dans les années 70 je lisais un peu comme je le faisais alors de Maurice Scève
(autre « poète-seuil » de ma jeunesse) ; tous deux ont été
importants pour cette envie d’ « y aller avec le corps ». J’aime toujours le resserrement bandé de
Scève, mais les avant-gardes sont vite « rances », trop facilement
contentes d’elles, « assises ». Alors l’énergie d’amour vraiment
émouvante de fraîcheur, de bondissement, outre Rimbaud bien sûr, et Michaux l’éveillé
perpétuel, c’est, pour citer des poètes dont j’ai moins parlé dans de précédents
entretiens, Dotremont, Savitzkaya [8], Cliff,
Pesquès, Fourcade que je suis en train de découvrir, hélas bien tardivement :
Il est un livre saisissant, où l’on
voit vraiment la poésie naître dans une solitude qui fuit l’isolement de
l’être, et courir vers le poème comme on
avale la peur, comme s’il ne pouvait jamais être trop tard..
T.H. : Certains poèmes sont très brefs, comme :
« Pas long le poème / Viens vite ! [9] »,
ce qui pose la question de savoir ce qu’est lire un recueil – ou ce qu’est la
poésie.
A.D. : Parfois
je voudrais qu’un poème soit un geste qui s’impose, qui se déploie avec une
évidence secouante. D’où la tentation de
lancer des poèmes courts pour saisir d’un coup, entièrement, comme une décision
que je communiquerais au lecteur. Et j’aime dans ce poème que tu cites,
emblématique de ce plaisir-là, cette revendication de présent sans recul qu’il
dégage. Truffaut disait qu’il fallait court-circuiter la rationalité du
spectateur, pour que l’émotion ait une chance de l’atteindre avant. Un poème presque
aussi court qu’un seul mot, comme un mot inventé mais évident. Sur ce point, il
est sûr que la lecture de Guillevic a été décisive, définitivement.
Cette forme brève, j’en ai fait pour la première fois l’expérience dans un
livre qui résulte d’une commande de Louis Dubost pour sa collection « Le
farfadet bleu » : La belle
vitesse. Ce livre a été très important pour moi, pas seulement parce qu’il
recèle des éclats de l’enfance de mon fils et de ma fille qui en sont les
personnages exclusifs, mais parce qu’il m’a permis de découvrir à quel point,
paradoxalement, plus les textes sont courts, plus on peut trouver, et faire
passer, de discrètes anomalies de syntaxe ou de pensée, qui pourraient faire
écran à leur réceptivité dans des poèmes plus longs. Quelques exemples tirés de
ce recueil : « Il n’y aura pas
d’autre enfant mais pourtant je l’aime aussi » (le présent d’actualité
est complètement illogique puisque cet enfant-là n’existe pas et n’existera
jamais, mais dans mon cœur il est le seul temps vrai, et d’ailleurs ce n’est
que bien après avoir écrit cette phrase que j’ai réalisé que normalement
j’aurais dû employer le conditionnel) ; « Conversation dans l’escalier : - T’as pas vu le shérif ? / -
Non, mais j’ai vu Maman » où le réel est plus inattendu que
l’imaginaire ; « Dans son
mensonge, assis même, Paul apprend la solitude » (l’abstrait
devient concret et vice-versa).
Et dans cette brièveté, j’expérimente mieux parfois qu’un poème n’est pas une
succession de mots, mais que ceux-ci sont emportés par quelque chose qui les
fond et les dépasse : l’élan d’une parole dans la relativité d’un corps.
En ce sens, ma découverte assez tôt par rapport à mon activité d’écriture de
James Sacré, le compagnonnage depuis que m’est son œuvre, m’a vraiment fait
sentir que c’était la voie que je voulais, sans compter qu’il y a chez lui une
confusion si juste, quand on considère notre vie, entre le sentimental et l’organique !
Ponge, connu avant, m’avait ouvert cette voie – cette phrase dans « Première
ébauche d’une main» : « Voyez
la droite ici courir sur cette page » est la matrice de nombreux
passages de mes poèmes – mais chez lui trop peu d’affect érotique transitif (vers
un autre) même si demeure ma fascination pour sa passion du faire et de la
dire, cette passion. Quant aux livres de Stéphane Bouquet, qui sapent toute
étanchéité entre sexe et pensée, et cela dans un abandon décidé de son être, ils
amplifient en moi ce que la poésie de Sacré avait commencé.
Ta question porte aussi sur le rapport entre brièveté des textes et perception
d’un recueil. Outre La belle vitesse, petit
recueil entièrement constitué de tout petits textes, il y des parties de
recueil dont c’est le cas aussi, comme « Je ne le dirai plus » dans L’inhabitable ou « Les mots
viendraient » dans La terre voudrait
recommencer (recueil inédit), et à chaque fois les textes ont une double
modalité d’existence : seuls, d’une part, et d’autre part comme fragments
d’un ensemble. D’autres fois, c’est présenté en un seul poème continu, mais
avec de forts espacements pour qu’il y ait cette double approche : le début
de « Le présent des phrases » dans L’inhabitable par exemple. Et d’ailleurs, tous les longs poèmes
fonctionnent sur cette combinatoire d’éléments isolables[10].
Tout ceci pour dire à quel point je rêve de concilier la poésie comme
condensation lapidaire dans une langue dressée, et la poésie comme vibration, pâmoison
sans fin. Fourcade a raison, la poésie est bien une activité androgyne.
(à suivre....)
(entretien Tristan Hordé, photo Tristan Hordé)
« Réponse à un acte d’accusation », Les contemplations.
Réflexions
et propositions sur le vers français.
Editions Verdier, les citations qui suivent se trouvent p.238 et 31.
Entretien avec Camille Loivier dans le n°12 de Neige d’août (printemps 2005) et entretien avec Bruno
Berchoud dans le n°156 de Décharge (décembre 2007)
Mes plus beaux poèmes d’amour d’Armand Le Poête (éditions Gros Textes,
2000)
André
Dimanche Editeur, 2007. Ce poème se trouve p.94.
Essentiellement Les idées centésimales de Miss Elanize
Bufo bufo bufo est un livre que je n’ai jamais ce qu’on appelle
« lu », car dès que je l’ouvre il me donne envie d’écrire moi
aussi !
« Je ne le dirai plus » in l’Inhabitable (Flammarion, 2006)
A la
fin de L’inhabitable, j’ai pu ainsi m’amuser à faire un poème-anthologie
de quelques baisers de mes recueils précédents, à eux tous ils sont devenus un
nouveau poème (intitulé « En une brassée »)