En même temps
que les Haïkus de prison paraissent
aussi chez Verdier Avec les moines
soldats sous la même signature, Lutz Bassmann. Il s’agit d’un hétéronyme
d’Antoine Volodine qui, outre des fictions sous ce nom (chez Denoël, Gallimard,
aux éditions de Minuit et au Seuil), écrit pour l’École des loisirs des
histoires dans la lignée du surréalisme signées Manuela Draeger et publie chez
le même éditeur des contes traditionnels russes, des bylines, longtemps transmis oralement, cette fois attribués à Elli
Kronauer. Ces différentes voix explorent chacune un domaine, et elles sont
présentées comme issues du post-exotisme, notion proposée par Antoine Volodine
d’abord par boutade. Pour plus de précisions, il faut se rendre sur ce site et consulter
les liens qu’il propose – l’un renvoie à Wikipédia qui consacre une notice à
Lutz Bassmann, écrivain letton qui aurait passé plusieurs années en prison…
L’univers des Haïkus de prison est
celui de l’enfermement, de la déportation et de la mort, univers dans lequel on
entre pour suivre le sort d’un narrateur et de ses compagnons de misère. Trois
moments : Prison, Transfert, Enfer, qui constituent un récit brisé, ce
qu’accuse la forme choisie, le haïku. Le
genre du haïku (ou haïkaï,
indifféremment l’un ou l’autre terme en français, alors qu’il s’agit de deux
genres différents) est connu en France depuis le XIXe siècle. On en
a retenu seulement une structure formelle fixe (au Japon, 17 syllabes =
5-7-5) et ce qui le rapproche de l’épigramme classique, dépouillé, incisif. À
quelques exceptions près, l’Occident n’a pas conservé les contraintes
formelles, pas plus que la thématique obligée qui mêle des éléments sur la
nature, les animaux, les saisons, les travaux et les jours, les sentiments.
Dans les Haïkus de prison, c’est
plutôt le caractère de séquence rythmique d’allure spontanée que conserve Lutz
Bassmann, ce qui permet d’accumuler des notations de tous ordres sur une
humanité qui se décompose.
Quel est le monde de ces haïkus ? Comme dans d’autres textes de Volodine,
il s’agit d’un univers qui ressemble au nôtre, en pire pour une partie,
seulement un peu "en avance" pour ses aspects kafkaïens (alors que
dans Avec les moines soldats,
l’humanité a presque disparu de la Terre). Dans cet univers désespérant et
désespéré semblent n’exister que deux catégories d’individus, ceux que l’on
enferme et ceux qui les enferment. Tout se passe comme si un pouvoir omnipotent,
dont on ne saura rien, entassait sans motif dans les geôles des représentants
de dizaines de pays : Tadjiks, Vietnamiens, Coréens, Hongrois, Khirghizes,
Mandchous, Japonais, Kurdes, Chinois, Russes, Ukrainiens, Tchouvache,
Allemands, Tatars, etc., et le narrateur côtoie un moine, un idiot, un
anthropophage, un boxeur, un soldat, un éventreur, un proxénète, un professeur,
un boucher, etc. Ces éléments si divers tentent de s’organiser, reproduisant
les modèles de la société extérieure de la prison ; ainsi s’ouvre
l’ensemble titré Prison :
L’organisation s’est constituée
on attend que les chefs surgissent
pour les haïr
Le ton ne
changera pas : ne cherchez pas la compassion, le regard vers autrui, la
main tendue ; il n’est ici qu’indifférence et violence :
Le Hongrois s’est coupé l’oreille
les surveillants n’arrivent pas
il ne sait plus quoi faire avec(…)
Quand ils tabassent les politiques
il faut attendre qu’ils en tuent un
pour que le calme revienne
Quand quelque
chose demeure des "valeurs" qui sont supposées être le fondement des
sociétés démocratiques, elles sont devenues dérisoires :
Sur la grisaille hostile du ciel
les barbelés dessinent
une touche d’humanité(…)
Les calculs sont approximatifs
l’année dernière à la même époque
c’était mon anniversaire
Si l’on
s’échappe un instant, c’est par un humour désespéré :
L’araignée a changé de cellule
le Khirghize lui mangeait
toutes ses mouches
Avant le
transfert vers la Sibérie :
Le Secours Rouge distribue des questionnaires
il faut indiquer
quels sont nos plats préférés
Extraits de la
prison, les détenus sont regroupés dans des wagons à bestiaux pour un voyage
qui semble ne jamais pouvoir s’achever. Entre la prison et le wagon, ils
connaissent un court répit, marqué dans un des très rares haïkus sans la chute
habituelle :
Nous sommes alignés sur le remblai
je respire le vent plein de bruits
nous respirons le vent plein de bruits
C’est ensuite
l’entassement des hommes, la promiscuité encore plus grande que dans les
étroites cellules, et encore les suicides, la mort toujours présente :
Le professeur se balance au-dessus du trou à pisse
personne n’a vu
quand il s’est pendu
et, à
l’arrivée,
Pour instaurer la discipline
le commandant
tue quelqu’un au hasard dans le fossé
Dans le dernier
ensemble, Enfer, les survivants sont
employés à abattre des mélèzes dans l’hiver sibérien. Ils sont cette fois dans
la nature, mais
Sur la coupe parfois un silence miraculeux
on aimerait un cri d’oiseau
mais rien
Rien d’autre
qu’attendre la fin, sous la surveillance des soldats.
Lutz
Bassmann-Antoine Volodine n’a pas connu le sort du narrateur : la fiction
est nourrie des très nombreux témoignages des rescapés des camps soviétiques et
des camps nazis. La nécessaire concision de la forme choisie donne à ces Haïkus de prison une grande efficacité.
Ils forment un récit dans la mesure où les titres des trois ensembles induisent
une progression, de l’enfer du dedans à l’enfer du dehors, et où le je narrateur permet de souder les
différents moments de la vie sans vie de ceux qui appartiennent encore à
l’humanité. Moments terribles, chacun tentant de conserver quelque chose de la
"vie ordinaire" – sans y parvenir puisque la prison et ses suites ont
pour but d’extirper le souvenir de cette vie d’avant, et tout souvenir :
Le vétéran parle de l’été
j’ai du mal à me rappeler
de quoi il s’agit
contribution de Tristan Hordé
Lutz
Bassmann, Haïkus de prison, éditions
Verdier, 2008, 9, 8 €.
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