Inculte n’est pas une revue de poésie, mais honore son intitulé, « revue
littéraire et philosophique » en se posant en son numéro 15 la question de
la poésie contemporaine et de la lecture de la poésie contemporaine. Selon une
approche très intelligente et dont on va voir qu’elle est étonnamment féconde :
proposer à des auteurs contemporains non familiers de l’univers de la poésie de
lire un titre de poésie contemporaine[1]
Le paradoxe, très productif, est que cette lecture est à la fois naïve et informée.
Neuve plutôt que naïve, chaque écrivain abordant sans a priori sa lecture et
faisant souvent part des difficultés rencontrées, de la déstabilisation de ses
habitudes de lecture mais aussi recevant de plein fouet la force, la beauté des
textes, leur nouveauté (intrinsèque mais aussi nouveauté pour lui, lecteur non
régulier de poésie)
Informée puisque le fait d’écrivains, qui ont leur pratique et leurs idées sur
la création littéraire, qui vivent de l’intérieur le processus créatif dans
leur propre travail et l’on sait à quel point cette position-là est souvent
déterminante pour la façon dont on lit.
Impossible ici de détailler chacune des huit rencontres. Je propose de suivre
par exemple Arno Bertina lisant Basse
Continue de Jean-Christophe Bailly et
faisant part, honnêtement, de ses difficultés et bonheurs de lecture. Je cite
Bertina citant Bailly : « l’araignée quand elle n’est pas au centre
de sa toile, est reliée à elle par un fil d’alerte – D’où cette incroyable
conclusion "le fil d’alerte de l’homme, c’est le langage" ». Dans
cette contribution, Bertina ressasse : « Bailly m’apprend »,
« Bailly m’apprend » et que lui apprend Bailly ? « À ne pas
avoir peur » ou « la souplesse, l’art du décentrement, du
débordement ».
Où l’on constate que la poésie peut être lieu d’apprentissage pour les
écrivains mêmes qui ne la pratiquent pas.
Suit une contribution de Joy Sorman sur Bernard Heidsieck, véritable petit
roman de sa découverte de Le Carrefour de
la Chaussée d’Antin, avec ses aléas de lecture, ses emballements, ses
questions. On se voit (ou se revoit) aux prises avec ces livres de poésie qui
résistent (et dieu sait !).
Voici encore Oliver Rohe sur Jean Louis Giovannoni (L’Élection). Il y est question d’une lecture qui « guérit le
lecteur de cette maladie du recouvrement d’un texte par le sens. Que veut me
dire ce texte ? Que me dit l’auteur ? Quelle est la signification de
ces phrases. Voilà le genre de plis que le livre nous force à suspendre au profit d’une expérience
nouvelle, autre, de la lecture » (49)
Très intéressante contribution aussi de Maylis de Kerangal à propos d’ Outrance Utterance de Dominique Fourcade.
Je note chez tous ces auteurs qui sont (ou se disent) peu familiers de la
poésie contemporaine une belle pertinence dans l’analyse comme si d’aborder ces
livres d’un œil neuf, de considérer des écritures qui travaillent différemment
de la leur, leur permettaient de détecter
bien des choses. Avec cette sensibilité particulière de ceux qui écrivent donc
qui savent (un peu) mais qui ne sont pas accoutumés au langage poétique et en
découvrent les ressources, la force.
Inculte, revue littéraire et philosophique bimestrielle, 8,50 €, abonnement (tous les deux mois, 160 p. une affiche détachable, un an, 5 numéros, 40 €. Dans chaque numéro, un large panorama sur la littérature, la philosophie et la pensée contemporaine à travers un long entretien, des interventions et fictions d’écrivains et un dossier complet. Site
[1] Arno Bertina, Basse continue de JC Bailly ; Joy Sorman, Sur le Carrefour de la Chaussée d’Antin de B. Heidsieck ; Camille de Toledo, Définitif Bob de A. Portugal ; Oliver Rohe, Sur l’élection de JL Giovannoni ; Hélène Gaudy, Modèle habitacle de P. Parlant ; François Bégaudeau, Les Elégies d’E. Hocquard ; Maylis de Kerangal, Outrance Utterance de D. Fourcade ; Mathieu Larnaudie, Le Signe = de C. Tarkos.