Précédents entretiens avec Auxeméry : entretiens infinis (1, 2, 3)
Principe des entretiens infinis
FT, le 6 décembre 2007
Encore une belle moisson pour moi hier soir dans Parafe. Je me suis
interrogée sur votre conscience masque,
je pense que la polysémie est à penser à fond. "Comment
l'entendez-vous", pourrais-je dire reprenant le titre d'une belle émission
de jadis sur France Musique (sans S
bien sûr) ?
Auxeméry, le 7 décembre 2007
[...] ce n'est pas
que je sois "inféodé" à mes maîtres, c'est que j'en sais l'importance
et à mes yeux et aux yeux de ceux pour qui cela devrait être évident (or qui a
lu HD ou Reznikoff avant qu'on ne les traduise...? Pas même les
spécialistes... Et qui se récite une fois par jour un Omar ou un Hafiz ou un
Baudelaire etc...? Des gens comme moi ? ... oui... ça fait peu de monde....
[...] la révélation – c'est simplement le travail enfantement de soi – et
mes interrogations ont été productives d'énigmes lumineuses... [et vous aussi,
quant à vos auteurs favoris]
FT, le 7 décembre 2007
Je trouve formidable votre formule, la révélation : le travail,
enfantement de soi. Je crois qu'à ma place, je vis les choses aussi ainsi,
animée par une double énergie, celle d'une immense curiosité du monde et de ses
habitants (avec une prédilection il est vrai pour les créateurs et les êtres de
culture) et celle de la recherche d'un peu de "sens".
Auxeméry, le 7 décembre 2007
[...] Je reviens à Olson : depuis hier je suis encore en train de
faire les notes concernant un poème de 9 pages – bourré de références
historiques et géographiques –
FT, le 7 décembre 2007
Toujours ce côtoiement de vos travaux et de ces auteurs qui sont en quelque
sorte vos compagnons (c'est vrai qu'il me semble nécessaire de plus en plus de
les connaître aussi un peu pour comprendre votre démarche, votre travail).
J'étais justement en train de recopier quelques notes du carnet et ce mot de transsubstantiations
que vous employez à la page 63 de Parafe et sur lequel je vous
interrogerai sans doute, d'autant que vous dîtes
"à apprendre de l'œil du peintre ou de la main de Maximus, le comment des transsubstantiations"
J'ai relevé aussi le magnifique exergue olsonien : there is
no world except one that we are the picturers of it :
J’ai noté : sans doute une clé très importante ; il
s'agit dans les grands poèmes d'être le picturer du monde "the
world of creation [the wor(l)d(s) of creation], imago mundi". Il s'agit de créer sinon le monde, du moins un
monde et il me semble que l'accomplissement de cette vocation-là s'affirme et
s'épanouit de livre en livre (je remonte l'œuvre à l'envers, parcours étrange)
Auxeméry, le 7 décembre 2007
(fichier Word joint)
Quant aux transsubstantiations, il faut en passer par Charles Olson, et une
lettre fameuse du premier livre de Maximus….
C’est évidemment un mot du vocabulaire chrétien et même essentiellement catholique,
comme vous le savez… ou du moins Olson l’entendait-il ainsi, puisqu’il avait
reçu de sa mère, Irlandaise impénitente, tout ce qui fait que le vin et le pain
de ces gens-là ont un goût particulier, puisqu’ils ont des vertus qui touchent à l’essence
du divin, sur l’autel où le prêtre officie, mais Olson l’emploie surtout pour
désigner une certaine attention accordée aux choses qui font la vie riche de
ses possibles, une certaine ferveur appliquée aux infimes ou formidables
détails du réel…
Par exemple, son père – une sorte de roi-pêcheur, blessé au flanc par les aléas
terribles de l’existence, avait ce don, pour lui, de magnifier les choses, par
son comportement plein de gêne et de grâce mêlées ;
et Olson vise aussi la peinture d’un célèbre peintre de sa cité favorite,
Marsden Hartley, une manière de Cézanne américain, amoureux des roches et des
végétaux de Gloucester, Massachusetts…
Il s’agit par le verbe efficient, chez Olson, de magnifier le réel en le
transformant. Par la main de Maximus,
qui construit le bateau – Olson parle dans son poème d’un charpentier de
navires qui a eu une importance capitale dans l’histoire de la pêche au large
et de la navigation de plaisance – c’est en fait l’inventeur de la goélette, et
donc par là, un créateur de richesse, l’epos
d’Olson étant le poème où l’économique, le poétique et le politique se
rejoignent – et il le nomme le
« premier Maximus », en quelque sorte son ancêtre – et bâtit le
poème, comme par les yeux habiles du peintre doué de la vue qui transforme le
banal des choses en choses regardables.
Souhaiter en apprendre le comment, c’est dans le poème de Parafe, faire le vœu de me mettre au même étiage que ceux-là.
Je revenais de Gloucester, quand j’ai écrit ça, et le poème suivant décrit par le hublot de l’avion, le retour sur ma terre, vers l’est, contre le mouvement du soleil et à l’inverse de la migration qui a mené l’humanité vers le Nouveau Monde (c’est un thème olsonien dans le canevas de son epos); le poème entier est bourré de références à Maximus, avec quelque allusion à l’Inerte de Melville, aussi ; et il est dédié à un des derniers amis d’Olson, à Gloucester, que je venais de quitter, et avec lequel j’avais révisé les lieux de l’accomplissement…
Imago mundi : c’est la désignation des représentations qu’on a données du monde lorsque les connaissances scientifiques ont permis d’établir les cartes où la rotondité de la planète n’était plus discutable ; mais l’expression a également un sens qu’il faut aller chercher du côté de Jung, quand il parle alchimie et transformation de soi, et réalisation de l’individu…
A Gloucester (je raconte aux amis cette aventure, sans aucune
modestie), lorsque j’ai fait la première fois le tour de la presqu’île en
compagnie de ma femme et de Gerrit Lansing (et de Mickael Gizzi, un autre
poète, qui m’avait amené là : j’étais d’abord passé chez lui dans les
Berkshires[1], car
j’avais un de ses livres à traduire pour Royaumont), je récitais le poème
d’Olson en reconnaissant les lieux sans les avoir jamais vus…
C’était déjà une ébauche de transformation essentielle, dans ma façon de me
regarder regardant le monde…
Prochain exercice à faire pour vous : conscience masque…[2]
FT le 8 décembre 2007
Cher Aux, je ne sais pas si vous vous souvenez que l'extrait de poésie
moderne ou contemporaine choisie chaque jour dans le cadre de
"l'anthologie permanente" de Poezibao
est aussi envoyé, via le mail, à environ 300 personnes.
Aujourd'hui c'est vous. J'avais en fait recopié hier soir dans mon
carnet/flotoir, l'extrait qui va de "foyers de sens" à
"chambre d'échos" (p. 86 de Parafe) et je me suis dit, tiens je vais
choisir ce texte pour l'anthologie aujourd'hui, puis me suis aperçue que
l'extraire ainsi serait le dénaturer, donc j'ai recopié tout le poème.
Il y a bien des questions à poser sur ce texte qui me semble très emblématique
(et la dédicace à Yves di Manno[3]
confirme, il me semble, cette intuition), nous y reviendrons.
FT le 9 décembre 2007
Deux questions à vous poser :
1. Est-ce qu'il serait juste de dire qu'il y a une sorte de réseau de sens et
de signes sous-jacent, préexistant en partie et dont vous activez ou révélez
des nœuds par le regard que vous portez sur ces points-là et que ce regard
révèle ? Et est-ce que c'est ce que vous appelez souvent "vous chercher,
vous trouver, vous retrouver".... dans vos poèmes ? Est-ce que les
directions prises par le travail en cours, à un moment donné, sont finalement
influencées par ce réseau de sens et signes ?
2. Quelles furent les expériences (lectures, rencontres, mises en contact
avec..., voyages) fondatrices pour vous quand vous étiez tout jeune homme, ou
autrement dit, comment sont nés vos différents tropismes (poètes américains ou
persans, préhistoire, civilisations anciennes, domaine latin, Afrique, masques,
etc.)
FT le 16 décembre 2007
Je crois que je vais prendre « le livre que personne n'a lu[4] »
maintenant.... puisque j'ai achevé ma première lecture de Parafe.
Un petit extrait de mes notes, mais juste un, car vous avez déjà pas mal de
questions en soute il me semble... et que je ne veux pas vous accabler...
•Auxeméry, la question de la métamorphose
Dans "Le livre de mes morts" (Parafe),
une dimension métamorphique. N’y a-t-il pas dans son œuvre un jeu de
métamorphoses oscillantes, réversibles [comme dans un hologramme et ces images
qui changent selon l’angle sous lequel on les regarde]
et puis quand même une autre question, parce que vous y trouverez la
source de mes questions sur la polysémie
•Auxemery/éclairage
Répéter la formule, et se transformer – réellement
Frotter le corps avec toutes les formules ; et circuler à tout moment, partout – réellement.
Puis se jeter dans la lumière.
Et repousser. (p. 133)
Cette formule dans l’instant-éclair de sa saisie par la lecture a suscité une levée d’images à la fois contradictoires et cohérentes. Il n’y a pas tant polysémie que poly-images ( ? poly-icônie ? terme à trouver)
Auxeméry, 16 décembre
2007
fichier Word joint au mail
Le réseau de significations et de signes…
Complexité.
Y a-t-il réseau avant, ou est-ce qu’il noue ses mailles au fur et à
mesure, le filet… ?
L’autre jour en vous envoyant le paquet, je regardais la 4ème
de couverture de le feu l’ombre et je me disais que j’avais peut-être
formulé là un jour le programme que j’allais suivre, autant que je forçais sur
le sens (l’intention de sens) à donner à ce livre-là au moment de sa
publication…
Je « forçais », parce que bien sûr j’avais donné à l’ensemble du
livre une forme, une structure particulière qui engageait à aller y chercher ce
réseau…
D’autre part, et cependant, je ne savais pas encore que j’allais faire une
suite à ce livre… A vrai dire, je me pensais alors comme ayant été
« complet »… Par exemple, le dernier poème, le jardin, ajouté après coup, après bouclage de l’ensemble,
me semblait une conclusion : l’espace était clos, ce jardin-là venait
fermer la parenthèse d’une partie de ma vie et voilà tout… J’avais bouclé cette
boucle, tissé une trame, épuisé un terrain et moissonné ce que j’avais à en
moissonner… (2 métaphores : celles du terrain et celle du tissu – il n’y a
pas de hasard).
Une remarque avant de continuer : quand ce livre est
paru, il a eu deux lecteurs (les autres, je ne les connais pas vraiment !!
Ou quelques rares, dont, comme toujours, des correspondants d’occasion qui vous
envoient des signaux de détresse ou de reconnaissance de loin, dans des
provinces, et qui se perdent…) :
1/ Dominique Bedou, l’éditeur, qui tirait une sorte de fierté du fait que la
subvention du CNL fût une des plus élevées… Mais il avait remarqué ceci : (qui n’existait pas dans Le Centre
de gravité, lequel livre était une sorte de bouteille à la mer, sans plus…
Où, certes, il y avait une ébauche de mise en forme qui se voulait orientée,
mais vers quoi ???), à savoir que le feu l’ombre est un livre
construit, que tous les éléments sont en rapport les uns avec les autres et que
la structure du tout ainsi façonné a quelque chose de jazzé, et qu’en
effet le livre est fait à la manière d’une suite ellingtonienne (raison pour
laquelle je ne pouvais que vous conseiller de commencer par le Duke, évidemment
… mais encore une fois j’insiste sur les vertus dionysiaques de Johnny Hodges,
en particulier, dans la constellation ellingtonienne[5]).
2 / Yves di Manno a jugé que ce livre était inférieur au précédent, Le
Centre, dans lequel il voyait un foisonnement plus… naturel, moins
démonstratif (plus à la façon de son idole Bob Dylan, je le soupçonne !),
alors que le feu l’ombre manifestait, ou voulait manifester, trop
d’intentions par sa construction, précisément (et il est vrai qu’il y a de
l’artifice, et du déchet, dans ce livre…). Raison peut-être intériorisée, qui a
amené (toujours peut-être) Yves à me proposer d’être le premier publié dans sa
collection, en 94, en reprenant des éléments des 2 livres pour faire quelque
chose de plus convaincant, enfin… d’où Parafe, signature (de signes sensés).[6]
En faisant le feu l’ombre, en mettant l’ordre
nécessaire, je pensais à Baudelaire aussi : les Fleurs sont un
livre qui est composé de parties distinctes et enchaînées, et qui doit
fonctionner comme l’exposition d’une … doctrine sous-jacente… je dis doctrine,
car le titre même implique une intention, celle qui a été développée au procès,
que le mal n’est pas ici chanté pour lui-même, mais contre... il y a du gospel
chez Baudelaire : le péché n’y est jamais décrit avec complaisance (humour
sans doute, mais pas complaisance), c’est la condition humaine qui est le
sujet, avec ses terribles beautés et ses insignes faiblesses… Pas question de
dire que les Fleurs portent une thèse, bien sûr… mais une ligne de vie,
oui, et qui doit induire un retour sur soi du lecteur… voilà…
Avec le feu l’ombre, c’était dans cette 4ème de couverture si
aiguisée, dire… (mais mes « deux pôles opposés », je m’en rends compte, c’est
clairement le Baudelaire de Mon cœur
mis à nu ! Qui fut une lecture d’adolescence, tout à fait
déterminante. Baudelaire parle explicitement des deux déterminations
contradictoires qui se partagent l’être humain, et se situe dans la sphère
morale ; moi, évidemment, mes deux
« pôles » sont d’un ordre différent)
… dire ceci :
Le livre qui s’est ici donné à lire est le résultat d’une opération qui suit
deux « axes » (le mot y est, et il sera repris dans X / Y, des
Animaux) : celui de la marche sur cet espace qui s’appelle la
terre (notre planète, peuplée d’êtres divers et concordants uniquement là, dans
ce livre fait par un seul exemplaire individuel…), et celui de la construction
du « chant » sur la page qui s’imprime sous les doigts du typiste
(= le type qui fait de la typographie, qui tape à la machine et enroule sa
parole sur la feuille appliquée sur le tambour) à la table de travail…
Axe de l’horizon qui se déplace : les lieux habités de figures
sensibles et sensées (peuples, paysages, voix d’êtres remarquables – dans le
feu l’ombre, Pessoa, Olson,
Breton, Ibn Battuta, Parménide, Borges… – dans Parafe, j’ai choisi de
leur consacrer des passages ; dans Codex, il y a les
musiciens ; dans les Animaux, ils sont là aussi, pour qui sait
lire : Nietzsche, Pound, HD, Rimbaud, Segalen (celui-là est partout, dans
tous les livres), Michaux (Volumen a des intentions formelles,
respiratoires, à la façon de la Ralentie), Lautréamont (Sortir sortir…
plagie la manière de Ducasse des Poésies, en sur-plagiant des maximes de
Vauvenargues, par exemple…)…, sous forme de citations explicites, ou évidentes,
mais non-déclarées…[7]; axe de la profondeur à
creuser (mythes, alchimies diverses, signes – dont aussi bien une peau de serpent sur une marche à Tikal (dans le Centre,
c’était le feu qui se met au véhicule à Copán, et déclenche le canto),
qu’une formule mathématique mystique dans la construction des pyramides (on a
tout lu de Schwaller de Lubicz, par exemple, et en relation avec Pound, dont le
gendre était un spécialiste de ces choses aussi, sur un autre plan).
Je remarque (maintenant !) que le poème programmatique de la page 9 de le
feu l’ombre reprend la formule alchimique grecque mise en épigraphe au Centre :
« Car tu es moi, et moi toi ; ton nom est le mien et le mien le
tien ; car moi je suis ton "idole" » (le terme eidelon en grec a la valeur de image,
c’est-à-dire ici de double, de reflet de soi dans lequel se lit
l’identité etc., mais ailleurs il peut se traduire par « poupée » –
comme dans l’Hélène de H.D….)
Résumons : dès l’origine il y a recherche du double qui fait signe, et
signe – de l’altérité dont le sens fait
sens pour soi, et accomplit. (Je ne sais pas si cela, exprimé ainsi, est clair
pour vous… Je développerai autrement, si vous voulez…)
Il y a réseau en ceci que
•les répons de poème à poème sont tout à fait calculés, et ce que l’un traite
sous son angle est dit sous un éclairage différent et complémentaire par tel
autre ;
•ces mailles à l’endroit à l’envers se tissent dans le travail lui-même, mais
évidemment le travail sur le métier ne se ferait pas s’il n’y avait en effet
des relations préexistantes entre les points sur lesquels se focalise
l’intérêt : les poèmes des cavernes du Périgord dans le centre trouvent
leur écho dans les figures inscrites sur la paroi du Brandberg (la Dame
Blanche, le berger des antilopes) ou les caractères chinois qui se lisent sur
les rochers des montagnes sacrées ;
•ces relations de signes à signes, de tel lieu à tel lieu, concordant avec
telle ou telle figure ou thème, ne sont opposables qu’à moi-même, et ce sont
des choses et/ou des êtres qui n’ont de valeur que sous mon regard, c’est certain,
et il serait difficile qu’il en soit autrement ;
•au bout du compte, le réseau est sous-jacent, parce que je ne vais pas
m’amuser à faire de la citation pédante pour épater le bigleux ; si je
cite je cite et cela entre dans l’économie du poème et de ce que j’ai à
dire de façon générale ; si je cite sans le dire, c’est que je suis heureux de
ma traduction (généralement c’est une traduction), et cela veut dire que le
loup a assimilé le mouton, comme dirait Valéry, autrement dit que la voix de
celui ou celle qui est là incluse est devenue mienne ;
•et le réseau se construit dans le travail lui-même, il est difficile de dire
qu’il « préexiste » : cela veut dire que l’acte poétique reste
toujours pour moi un acte de condensation (je fais souvent référence au sens du
mot allemand Dichtung) ; la parole poétique est quelque chose qui
doit posséder une sorte spécifique de densité, où la personne de celui qui
signe sur la couverture se dissout entièrement : Auxeméry, c’est un nom
propre qui efface le type qui vous écrit ces commentaires en ce moment. L’autre
jour j’ai employé, en faisant le malin un peu, la formule qui disait
qu’« Auxeméry » est un mythe en formation, et c’est ainsi
qu’il faut le prendre : quand l’auteur disparaît derrière sa propre voix,
c’est que cette voix a acquis suffisamment de présence par elle-même et que ce
qu’elle dit se reconnaît, et donc, l’auteur n’est plus rien… Et tant mieux. Le
« je » là-dedans est peut-être, pour ceux qui en jugent vite, un
facteur de « lyrisme » : ils disent ça pour les Animaux ;
pour Parafe, j’étais « atypique » … Le lyrisme n’est pas dans
l’affirmation de cette fanfreluche, l’ego ; s’il existe, il est
seulement dans la qualité de la voix, et cette voix est d’outre-mots (je ne sais
pas bien ce qu’il faut penser du dernier grand poème de Codex, Ultima
Thulé, mais c’est qu’il faut y voir : la persistance d’une voix
singulière au-delà des désastres par lesquels l’humanité se façonne ! Et
si c’est atypique pour certains, c’est que je leur aurai un peu appris à
lire autre chose que de la convention…
Chacun de nous fait les rencontres qu’il doit faire, au moment voulu (et si
l’on ne sait pas les exploiter, par des coups de poker, ou de génie inconscient
souvent, on ne devient rien, voilà ; il faut avoir du fatum en soi,
dirait le philosophe à moustaches dionysiaques ; mais on peut choisir
aussi de faire du commerce au Harrar, c’est bien aussi comme destin, ça fait
parler les crétins pour des siècles[8]) et
lire les livres qui lui deviennent essentiels (et dans l’adolescence des choses
issues des livres se dessinent, se vérifient dans le réel, et viennent à
maturité avec l’âge et les détours multiples de la déambulation).
Préhistoire, poètes persans, civilisations… je suis votre
liste. On y reviendra.
Et les déclics venus de l’enfance…, oui, il y en a eu.
Deux ou trois exemples qui sont de l’ordre de la méthode de
travail, plutôt.
•La série : lisant Denis Roche il y a 40 ans, je ne voyais pas bien ce
qu’il entendait par nécessité de faire dans la série ; mais j’ai appris à
voir les choses grâce à cette discipline… Finalement c’est de la
discipline, oui. C’est une condition de l’opération de condensation,
précisément. Ce que je fais n’a plus rien à voir avec Roche, mais il y a des
traces de l’influence de Roche en trois occasions au moins dans ce que j’ai écrit :
mon opuscule de Dakar, des bribes allusives dans les Actes, un article
dans un numéro spécial de la revue d’Espitallier, Java ; et mes
balades au Yucatan (et le poème liminaire du Centre, donc) sont sur les
traces de Roche ; il n’est pas jusqu’à cette célèbre photo de Roche par
Borer, dans le sanctuaire du temple d’Aménophis à Louqsor, qui n’ait son
doublon dans ma biographie… Et même j’ai découvert une autre signature de rimbaud à Karnak… que Borer n’a pas
relevée (en fait, ce Rimbaud graffitiste des temples d’Égypte a dû être un
grognard napoléonien, ou un plaisantin, qui ignorait sans doute tout d’Arthur).
Pour en revenir à la série : quand il y a série, il y a développement,
même si on a l’impression de patiner, de faire du sur-place, et qui dit développement
dit révélation, en fin de parcours, tous les photographes le
savent ! Révélation, entendue comme dévoilement du réel, et réalisation
concomitante de soi, affirmation de la voix dans l’effacement du je même
qui énonce.
•Un type de série systématisée : celle des figures, dans Codex.
Chaque poème de la série est pourvu d’un titre explicite, qui désigne une
figure de rhétorique, et illustre par un type de masque cette figure : ces
masques sont cités en fin de page, et il ne faut être grand clerc pour savoir
que je ne fais que reprendre une classification qui se trouve aisément dans un
des ouvrages régulièrement publiés par le musée Dapper, pour leurs expositions
(des livres épatants, toujours) ; mais bien entendu cela ne serait pas
assimilé s’il n’y avait eu auparavant tout Leiris par exemple et d’autres
personnages de même acabit et d’égale importance ; il s’agit seulement de
pénétrer dans le double animal, dans la fibre de la matière qui porte le
sens ; il s’agit d’entrer dans la métamorphose, et de se retrouver de
l’autre côté de soi… De regarder la face qui se cache dans le dedans de soi.
La poésie est une activité de connaissance (de soi, du monde : c’est
pareil).
La vulgarité poétique se voit au fait qu’elle s’admire parlant en énigmes
banales : il ne faut pas gratter beaucoup dans des tas de poèmes pour
débusquer le Narcisse sans reflet lisible, qui patauge dans le tain du miroir,
pathétique.
Connaître, c’est rythmer l’énonciation de façon que le mot fasse nœud dans la
trame, et de façon indiscutable. Énoncer les mots dans le rythme qui leur est
dû pour que le monde ait un sens, voilà le but, le seul. Et qui dit qu’on est
enfin certain de savoir ce qui est.
Comme ce livre Codex comporte des séries de diverses sortes, vous pouvez
me poser les questions que vous désirez.
Les Animaux, c’est une série minée de l’intérieur : chaque poème
éclate sur sa propre page, en lançant ou
non des appels à d’autres faces du réel, et selon des modulations singulières
(pour écrire un poème des Animaux, il faut des mois, car sa clé détermine
sa tonalité, et tout le travail est de conserver sur l’ensemble de la page
cette tonalité : pas de dispersion donc, pas de je-m’en-foutisme poétique,
le doigt sur la tempe, en attendant l’inspiration ; pas de pose…) ;
on pénètre dans chaque poème par sa porte, on y accède en s’accordant avec le
ton qu’il impose ; si l’on va chercher les échos, les motifs repris dans
la trame, on tombera sur autre chose qui méritera une lecture séparée…
•Travailler : cela se fait de deux façons, et qui se recoupent, se complètent : dans le mouvement même de la marche, du déplacement, et sur la table de dissection, où l’on tape le texte, qui s’inscrit sur l’écran (avant c’était le tambour chamanique de la machine), et prend des formes diverses avant de se fixer : une mécanique organisée comme "Paroles d’Herbe" dans Codex toujours a été gribouillée sur un carnet, au crayon, dans les cahots du camion, dans la sueur et la poussière, les pieds sur le tableau de bord à côté du chauffeur, en traversant le désert namibien, et il y était question (dans l’impuissance à penser réellement ce rapport humain engageant des options poétiques précises, et donc dans la confusion et la souffrance) de Di Manno (encore ! c’est que je parle beaucoup aux amis, même loin d’eux, je poursuis des conversations engagées sous d'autres latitudes…) et de Hocquard et de mes contradictions personnelles touchant à la lecture comparée de leurs ouvrages et de l’amitié partagée (je veux dire écartelée entre ces deux êtres) et de la douleur de parvenir ou non à formuler quoi que ce soit de pertinent sur ce double sujet, qui n’en était qu’un, dans l’équipée d’alors : dire, me dire, quelque chose qui dissipe l’ennui, car on s’ennuie à être pleinement heureux ainsi, la lassitude de ces paysages magnifiques traversés en sachant que chaque kilomètre parcouru signifie un moment de plus vers sa propre mort, dans l’immensité du temps solidifié dans les structures géologiques, et immobilisé dans les tableaux, les visions des animaux et des plantes et des minéraux, fixées là par le souvenir en train de se fabriquer. On étouffe dans cette densité-là, et le poème terminal n’évoque plus rien de cette discussion intérieure avec deux amis éloignés : on entre, dès la première ligne, de plain pied dans l’autre monde avec Eurydice… On a donc atteint la nécessaire condensation.
Voilà pour aujourd’hui, ma chère Florence.
Reprenez la liste supra et visez tel ou tel point, ce sera plus facile
et pour la questionneuse et pour le répondeur : c’est ainsi qu’on
s’enrichit.
Et il me faut le petit coup de starter pour démarrer, souvent.
Une remarque même apparemment à contresens, ou exprimée dans la peur du
contresens, fait se dérouler le rouleau de papyrus, et les figures
s’animent. Et les dieux se taisent pour écouter la voix qui les fait vivre.
A vous
[1] Non loin de Stockbridge, où
il y a un festival de musique classique…
[2]
L’avantage de rencontres telle que la vôtre est que je remets à remonter moi
aussi le courant… Je reviens aux sources et fais le bilan, pour la Xème
fois, bien sûr, mais en sachant maintenant qu’il y aura une suite…
D’ailleurs, je l’ai dit à Di Manno lundi dernier : je venais d’ouvrir La
Musique et la Transe de Gilbert Rouget – livre acheté dans l’après-midi au
musée Dapper – et j’avais lu la préface extraordinaire de Leiris… Deux ou trois
phrases m’avaient dit que je tenais là quelque chose qui porterait ses fruits…
J’ignore absolument quoi, pour l’instant, mais ce sera à partir de là que se
construira quelque chose de nouveau, s’il doit se construire quelque
chose !! A vrai dire, un bouquin s’échappe, dès lors qu’il est dans le
monde, et il vit sa vie ; et on a un vide sous les pieds quand la chose
part trouver ses lecteurs (j’ai failli écrire « lectueurs »)… Je n’ai
rien en magasin (à part quelques divagations sur Lucrèce) ; mais Leiris
m’a ouvert une porte dans le labyrinthe… et je vais aller voir ce qu’il y a
derrière, ou sur le mur aveugle qu’elle imite ! Dans les chambres
mortuaires des Égyptiens, il y a des fausses portes ainsi, qui mènent vers la
lumière, exprès closes, pour ouvrir les yeux… C’est une gageure de faire un
livre : je ne m’en remets jamais… Chacun est une étape vers le réel, une
étape nécessaire – dont les nécessités m’apparaissent parfois après coup – où
je suis remis en cause par ce qui m’a accompli et épuisé.
[3]
(NDLR) Yves Di Manno dirige la collection Poésie de Flammarion et est donc l’éditeur
d’Auxeméry.
[4]
Auxeméry, Les Actes d’Hélène, Ulysse
fin de siècle, 2000
[5] (NDLR) Allusion à de nombreux conseils sur le jazz donnés à
la destinataire des lettres et qui ne sont pas repris ici.
[6] Mais il faut que j’explique
les titres…
Le centre de gravité ? Où est-il, ce centre,
sinon dans l’équilibre enfin atteint entre le désir et la raison – mais la
raison de celui qui sait bâtir sa barque (bien entendu, pas la raison des
raisonneurs déraisonnables), et le désir jamais épuisé de réalisation de soi.
Il y a dans la décision de publier un livre à 35 ans passés, des déterminations
qui ont été alors reconnues comme des nécessités intérieures : lecture
d’Olson évidemment indiquée comme celle qui donne le la de la quête, dès
le poème liminaire, mais toujours en arrière-fond toutes les strates accumulées
de la pérégrination, et dans l’ordre amoureux (autant qu’intellectuel, ou
banalement poétique) : ceci n’est jamais entièrement dit, mais si vous
lisez les Actes d’Hélène (qui est la clé de tout – et n’est sous sa
forme donnée à lire qu’une partie de ce qui fut écrit) vous aurez quelques
indications… Je dis « banalement poétique », car tout ce que j’ai
fait durant les années d’Afrique, dans cette sorte d’exil volontaire, a été de
faire mûrir la bête poétique : lecture, par exemple, de Denis Roche, comme
destructeur du discours poétique convenu. Lecture de Reverdy, un peu… De
Cendrars, un peu. Ou Ginsberg (cité dans le livre – dans le désert mauritanien)
Plus, tous ces gens : les Senghor etc. (la négritude humaniste façon
mi-cicéron mi-catéchisme, en 1978, j’en avais soupé, et c’est un voyage au
Mexique qui m’a sauvé…) Bref, ce livre est une… délivrance.
le feu l’ombre : le jeu des mots est celui-ci : pas de
majuscule, car il y a indétermination volontaire, le feu est un
« élément » (le dieu qui vit dans le cœur des choses et de l’être),
mais aussi un « mort » (celui qui est parti se chercher de l’autre
côté de soi), et l’ombre est à entendre, à la façon chinoise, autant en
substantif apposé (le feu étant l’ombre, le double de soi , mais le verbe être
n’existe pas en chinois) mais aussi comme verbe, ce feu ombrant le l’ =
l’indéterminé, l’objet, le soi, i-e ce qui réclame réalisation, précisément.
Parafe : signature, gauchie par cette orthographe peu usitée…
Signature, donc. Achèvement.
Codex : c’est le livre de la trace, qui va vers le lieu qui
accomplit . (Si vous lisez les 4èmes de couverture, vous verrez la
continuité ; elles ont été conçues comme des condensés, des précipités de
sens…Il n’y a que pour le dernier que j’ai laissé faire Yves Di Manno à son idée, car
j’avais tout dit, quant à moi). Un codex est un livre où l’on lit des marques
de pas, qui désignent un itinéraire à
valeur symbolique/historique, chez les Indiens…
Les Animaux industrieux : le titre est issu d’un paragraphe, dans
une lecture dont j’ai oublié le titre – un livre d’histoire trouvé chez Gibert…
Un soir de boisson avec YDM, place d’Italie, j’ai simplement dit que le
prochain livre porterait ce titre… Il s’est révélé qu’un fabuliste du XVIIIème
l’avait déjà utilisé : aucun intérêt. Il s’agissait de relever ce
défi : des incipits donnés, à faire aboutir à des choses
indiscutables, et où l’animal humain se trouverait dans son propre double, ce
regard des profondeurs qui le hante…
[7] C’est un fait que je me mets à hauteur de mes
admirations, et que tous ces personnages de mon théâtre mental sont là présents
en permanence. Il en est un qui a été déterminant, c’est Artaud : la forme
prise par la section d’entrée de Parafe, "conscience masque"
lui doit tout : je ne sais plus si je vous ai déjà dit ça, ces poèmes ont
été d’abord dictés au magnétophone en conduisant, pour une grande partie
d’entre eux, et souvent à toute allure ; et dans leur forme initiale, ils
avaient un air artaldien prononcé (respiration, tics de coupes de lignes et de
syntaxe bravache, etc.) ; et après travail, ils ont donné ce que l’on a,
une séquence découpée de façon à énoncer une vérité qui me soit propre, dans un
souffle particulier, où c’est plutôt les leçons d’Olson quant au phrasé de la
ligne et à l’accentuation des mots forts… L’aboutissement, c’est le corps même
des Animaux : les imbéciles prennent ça pour un long poème (j’ai
entendu déjà ça cent fois)… Non, non, c’est une suite de poèmes qui trament
leurs échos sonores et leurs motifs visuels dans un certain ordre. Il y a des
répétitions voulues, bien sûr ; des allusions claires aux désastres
divers, ou aux merveilles, qui occupent le quotidien de la planète, et qui se
renvoient d’un continent à l’autre (on passe dans une strophe, de la paroi du
Brandberg à Oraibi, chez les Hopis…). Et la distribution par aires de
signification (les continents eux-mêmes, avec ce que j’en sais par expérience
de baladeur nez au vent de l’éventuel et de piocheur de bouquins multiples) n’a
pas varié depuis Parafe…
[8] Tu as bien fait de
partir, Arthur Rimbaud, disait Char, dans un opuscule… C’est sans doute son
meilleur titre. Le curieux de mon itinéraire, c’est, aux yeux de l’autre (qui
ne s’appelle pas Auxeméry comme celui qui signe –Auxeméry, c’est
le nom de la mère !), que j’ai
toujours eu l’impression d’être allé me paumer dans des déserts pour oublier tout
ça, la poésie, ce merdier aux vanités, et que j’en suis revenu : en
68, je composais un vaste poème pour cracher et partir ; et puis 15 ans
après, il se trouve que j’avais digéré les serpents et les grains de sable, et
que je pouvais signer… mais la tentation reste : se fermer, faire la
coquille, exorciser, jouer le fils de l’air, et souffler à contre-vent… Se
taire.