La poésie parle et
nous parle. Elle dit : mais en même temps qu’elle dit pour nous, qu’elle
suscite en nous, non par la pensée réfléchie mais par la mise en mouvement de
notre mémoire, par les choix de langue qui se font à mesure en nous tels que
notre mémoire nous les propose en images, en émotions, en autres appels et
souvenirs de langue, sous l’efficace de sa pénétration, elle transporte en nous
quelque chose d’autre : elle parle pour chacun de l’être de sa langue, de
la langue à travers laquelle elle parle ; elle dit quelque chose de
l’histoire de la langue, de sa construction, de son vocabulaire, de sa syntaxe,
de ses changements, etc. La poésie dit cela, elle peut le dire parce qu’elle
traite la langue d’une manière toute particulière parmi les jeux de
langage ; elle emploie la langue à sa manière, unique (et elle est la
seule aussi parmi les arts de la langue à le faire de manière essentielle,
inséparable d’elle-même). Je nomme rai cette manière d’être de la poésie, de
son action de mémoire, le nombre et le rythme.
(…) Je ne m’y étendrai pas mais je remarquerai toutefois que, contrairement à
la position de certains poéticiens (moins totalement inadéquate que la position
"rhétorique", parce qu’elle s’appuie sur quelque chose qui est
réellement présent dans le
fonctionnement de la poésie), l’essence de la poésie ne se réduit pas au "métrico-rythmique";
nombre et rythme lui sont indispensables (et il faut d’ailleurs pour l’établir
une définition beaucoup moins élémentaire que celle habituellement reçue de ces
notions) mais ne suffisent pas ; et la poésie n’est pas non plus une
variante de l’exercice d’une "fonction poétique du langage", que l’on
trouverait ailleurs, partout ou presque (hypothèse de Jakobson). Elle
représente un jeu de langage autonome, auquel aucun autre ne peut sans
déperdition être substitué.
Jacques Roubaud, L’invention du fils de Leoprepes, poésie et
mémoire, Circé, 1993, p. 142-143.
contribution de Tristan Hordé