Antoine
Émaz, une écriture du « presque » entre fadeur et soustraction
par Béatrice Bonhomme
L’œuvre
fait apparaître le vide sur lequel elle se bâtit. Le poète est l’acrobate qui,
sur un fil tendu, file sa vie. Le projet est de tourner le dos au lyrisme, au romantisme,
au formalisme, à tous les « isme » et à toutes les écoles, tous les
groupes. Sortir du narcissisme, s’efforcer à la neutralité. Se faire poreux à
l’autre et au monde, se noyer dans des riens. Tordre le cou à l’éloquence.
Bannir le « je ». Que le « je » devienne autre, proie des
choses, poreux au monde extérieur. Suggérer la vie des choses, en quête d’une
immédiateté. Mettre l’accent sur l’inanité de l’accession à l’identité, sur la
passivité et l’expérience du neutre, refuser, comme le dit Blanchot,
l’appartenance aussi bien à la catégorie de l’objet qu’à celle du sujet. C’est
alors sous la plume du poète : « l’attention au peu, au minime qui
passe : le reflet du soleil sur un mica au détour d’un chemin » (Nue, 15)[1],
c’est le jardin avec la glycine, le géranium, le prunus qui perd ses feuilles,
mais tout aussi bien le grille-pain, la pipe, le cendrier, le bruit de la
machine à laver. Il n’y a pas de hiérarchie parmi les choses du réel, c’est
plutôt une question de poids d’existence, de poids de présence. La table pèse
de toute sa concrétude, mais en revanche le mot « amour » dans son
abstraction même, on ne sait quel poids il peut avoir. Le poète dit simplement
les choses qui sont et puis que ça a lieu, que ça se passe, que c’est comme ça,
maintenant. Le mode choisi est celui de l’impersonnel avec la recherche d’un
nouveau mode de la sensibilité où chaque événement ne soit plus rapporté à une
expérience personnelle mais revécu anonymement dans l’impersonnalité d’un pur
sentir : « l’expérience évoquée reste assez impersonnelle pour être
partageable par tous. Elle ne m’appartient pas exclusivement » (Nue, entretien, op.cit, 17). Partant de la réalité, la sienne, le poète va jusqu’à
une réalité poétique, celle du poème, qui chez le lecteur va renvoyer à sa
propre réalité. Effacer le sujet. Trouver la neutralité du
« on » :
ce qui est intéressant, c’est que le poème se présente comme une sorte de plate-forme neutre où je passe du je au on et le lecteur du on au je [...] Il me semble important d’éviter que le poème devienne un miroir, me renvoie. Je préfère qu’il soit un miroir sans tain où ce que je vis passe de l’autre côté. Ce que le lecteur doit découvrir dans le poème, ce n’est pas moi mais c’est lui-même. (Nue, 18).
Le
poète n’est que le scribe du poème et le poème s’écrit à travers lui. Sensation
de porosité et de dépersonnalisation qui fait dire à Antoine Émaz :
C’est pour cette raison que je dis quelquefois que ce n’est pas moi qui écris le poème mais que le poème s’écrit à travers moi.[ ...] Le seul problème, c’est que le poème ne vient pas quand je veux. Mais quand il arrive, je le suis. (Nue, 20)
Nous sommes
dans une poésie, de la pudeur, de la retenue, de l’humilité et de la modestie :
« l’habitude de dire « on ». Il y a certainement une forme de pudeur ou de timidité. Il y a
aussi l’impression tenace que si je dis « je », le lecteur dira
« il » et non pas « je » (Nue, 18). L’aune juste est de tout voir comme si c’était d’un autre
et de penser à la place de tout autre. Le poète est à sa place lorsqu’il laisse
place en lui pour notre saut en lui. Il se laisse habiter. Esthétique du retrait.
Ainsi la poésie d’Antoine Émaz, poésie « objective » à
la Verlaine, relève d’une sorte de détachement lucide. Le poète qui, clin d’œil
à son prédécesseur, cite « à peine une cloche sonne l’heure »,
apprend lui aussi la valeur du neutre, de la réserve, du silence, de la discrétion.
Sa quête s’oriente vers une absence de signes, une suspension, un effacement.
Comme le dit Barthes : « Nous abordons un pays très vaste, très vieux et
très neuf où la signifiance est discrète jusqu’à la rareté. Dès ce moment un
champ nouveau se découvre : celui de la délicatesse ou mieux encore […] de
la fadeur »[2].
L’auteur
choisit le détachement intérieur, il s’affranchit de l’excitation des
sensations, de toute intensité factice : « un repli temporaire sur un
environnement immédiat dans lequel je me sens en sécurité, comme en repos ou en
veilleuse » (Nue, 21). C’est
l’apprentissage de la douceur, du vide, et de ce qui spontanément advient,
grande réserve d’où se dégage la plus grande présence, reliant entre eux les
différents aspects du réel, les ouvrant l’un à l’autre, les faisant communiquer
dans une nouvelle esthétique du passage et de la porosité comme disponibilité
aux fluctuations du monde, comme fluidité : « un feuilleté de réalité
[...] Je crois qu’il y a différents niveaux de réalité,[...]. L’ensemble des
poèmes de tous mes livres diront à peu près la diversité de vivre » (Nue, 21). Ce qui passe inaperçu devient
inoubliable, la saveur étant celle du prunus, de la neige ou de l’eau, du
jardin sous la neige. L’expérience émotionnelle est décantée, la conscience
reflète d’autant mieux, la richesse de la vie intérieure : « un
végétal avec lequel tu partages une manière d’être au monde silencieuse,
paisible, enfin... normale » (Nue,
22). Ni le jour, ni la nuit, ni la vie, ni la mort, un entre-deux où
l’évolution du travail commande une libre modestie.
Désormais la nudité est dénuement comme vœu de pauvreté, comme voie de pauvreté, la poésie est faite de trous, de lacunes, de soustraction. Elle se décline dans un dessaisissement. Fatalité de la non-connaissance, de la non-possession, de la non-conquête inscrite dans la manifestation même du désir. Le geste de l’écrivain est geste de distanciation. La posture est d’humilité, de dessaisissement, de retrait, d’ignorance et tout à la fois d’ouverture. Le neutre, la fadeur et l’allusif sont les éléments essentiels d’une poétique de la présence-absence. C’est dans la scène de l’écriture que ça vient à l’existence. Écrire, c’est vivre chaque instant comme un dessaisir. Mais penser nu, ce n’est pas se vautrer dans la finitude, dans la certitude d’une mort annoncée, c’est réaliser la vie comme tension de vie et de mort, d’être soi et un autre, d’être éternel et périssable : « poésie étroite/ou vie serrée/ sur vivre/on peut rêver plus large/ ça n’est pas/ l’asphyxie/ non plus » (« Doute », 27)[3]. Les choses notées ont ce caractère d’incertitude, d’évanescence, de nullité, d’entre-deux, « moments au bord/[...] quand tout s’égalise/ entre gris de la mer/ ciel pâle craie sale/ et chemin flou » (« Doute », 28). La conscience met en doute le monde, sa représentation, ses perceptions : « on va/ durant des heures douteuses/ on doute » (« Doute », 28). Et se conjuguent la nuance et l’indécis. Lignes estompées, noyées des paysages perdant leurs contours : « petite plage grise au vent » (« Doute », 29), où rien ne se passe, où l’on ne se dit rien... dans le flottement des choses et du rien dans la seule certitude d’être vivant « face à cette masse vaste/ qui bouge/ son gris de poulpe » (« Doute », 30). Au plan stylistique, cette quête de l’immédiateté réduit les signifiants, permet les phrases simples : « Pour cela, on peut aussi passer par les phrases nominales. Elles sont d’ailleurs nombreuses chez moi » (Nue, 18-19). Notations élémentaires, dominante de la fonction référentielle, du constat impersonnel, balbutiements, lexique de l’incertitude, parole pauvre, bégaiement, registre du terne, poésie du peu, choix du mot le plus faible, du presque ou de l’à peu près : « on ne sait pas pourquoi/ on est venu là » (« Doute », 31). Comme chez Beckett et sa politique du pire, l’essentiel du travail est celui de soustraction, de gommage, de réduction : « L’essentiel du travail de correction consiste à réduire » (Nue, 14). On va vers une forme minimale, une poétique du vide, un parti-pris de péjoration généralisée. Le temps nul qui n’est porteur d’aucune transformation, temps immobile dans lequel continuer c’est recommencer... Vivre, c’est errer seul, vivant au fond d’un instant sans bornes. La négation s’installe à l’intérieur de l’œuvre et la dissout dans un brouillard d’insignifiance si bien qu’à la fin non seulement l’auteur n’a rien voulu dire mais n’a effectivement rien dit. La couleur est le gris ou le beige sale, la couleur de l’intermédiaire, la lumière est comme atténuée, faible, voilée : « laver la crasse des rêves/ dans les premières vagues/et le beige sale du sable/ [...] la lumière baisse/ tout est d’étain » (« Doute », 31). Tout s’éteint sans pourtant s’éteindre tout à fait dans « cette fin d’été diluée/avec moins de lumière/ chaque jour » (« Normal », 81)[4]. La vie s’amenuise dans le visage d’oiseau gris, la tête mince aux cheveux gris, l’acier argent-gris des cheveux, le vieux réveil braun, et le poème « Presqu’elle » scande un après-midi neutre où il n’y a rien, rien à attendre, si ce n’est c’est le travail de l’estompe, de la gomme qui floute ou gazéifie les contours, un « presque » où l’on entend à peine les choses se dire, dans la fadeur, le glissement, le tremblement, la langueur, « quasi » rien entre chien et loup, entre vert et jaune, entre rien et rien, laisser dériver entre deux eaux, dans le balancement, le bercement, l’emmêlement tiède du vague, du vide, formes sur formes mélangées, pâte informe rejoignant le flou, se défaisant. Façon de « souvivre » à la Beckett (« Gris », 184)[5] « même s’il y en a encore un peu/ il n’y en a plus pour longtemps » (« Temps mort », 102)[6], fin de partie qui s’essouffle sans finir, temps arrêté qui glisse pourtant et goutte, rien ou si peu à dire, fatigue, sans envie, images vides tournant autour d’un centre vide qu’occupe un « on » sans nom, le lieu en soi d’une attente, d’une incertitude, une sorte de seuil, un lieu de nulle part, et tout se dérobe en l’attente de ce qui n’arrive pas : « rien de plus » (« Lopin », 187)[7] « il ne s’est rien passé » (« Lopin », 188). On continue, on laisse filer, on laisse-aller, on lâche, Sisyphe. Et pourtant toujours là et « quelque chose bute blesse fait mal/ comme un caillou dans la chaussure » (« Temps mort », 100). On n’a pas avancé et pourtant on continue, comme la vie, la mort, rien.
©Béatrice Bonhomme
[1] Je
m’appuie pour cet article sur la revue Nu(e)
numéro 33, coordonné par Philippe Grosos, Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio éditeurs,
septembre 2006. Dans la parenthèse Nu(e)
est suivi de la pagination. Je cite ici un extrait de l’entretien avec Monique
Gallarotti-Crivelli (11 novembre 2005), pp.9-24.
[2]
Roland Barthes – quelques pages reprises ensuite par Christian Bourgois sous le
titre provocateur Alors la Chine ?
– cité par François Jullien, Éloge de la
fadeur, à partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, Biblio
essais, le livre de poche, 1991, p.22.
[3] Je
m’appuie sur les poèmes publiés dans Nu(e)
sous le titre « Doute », pp.27-31.
[4]
Poèmes publiés dans Nu(e), pp.81-92.
[5]
Poèmes publiés dans Nu(e),
pp.183-185.
[6]
Poèmes publiés dans Nu(e), pp.97-102.
[7]
Poèmes publiés dans Nu(e),
pp.186-188.