Je publie ici le cinquième épisode de l'entretien infini
avec Patrick Beurard Valdoye.
Principe des entretiens
infinis,
épisode 1,
épisode 2, épisode 3, épisode 4
Florence T., (F) le 16
décembre 2007
[...] Vous dire que je suis repartie, que j'ai embarqué à nouveau à bord
d'un de vos livres, La Fugue inachevée, avec les mêmes sentiments,
admiration, intérêt, curiosité, émotion, que lorsque j'ai lu le Narré.
Le livre m'habite, et comme pour le Narré, j'ouvre quelques pistes,
lieux, personnages par des recherches documentaires ponctuelles, pour préciser
une intuition, une idée (Rimbaud à Stuttgart par exemple...).
J’ai lu aussi ce texte sur Sitaudis à propos de ce poète complètement
oublié...Léon Deubel. Me suis même demandée s'il existait vraiment....
florence
Patrick B.-V., (P) le 17 décembre 2007
[...] Quant à ce cher Deubel, vous avez raison : il n'existe pas ;
tellement pas, que cela semble un gag. Mais j'ai ses livres pourtant, et des
lettres manuscrites et signées.
P, le 21 décembre 2007
Il y a quelque chose d'important dans ce que vous m'avez dit, et qui
contrecarre l'impression des amis proches avec lesquels je suis en désaccord
profond : que mon livre est ardu, difficile, et qu'il ne peut toucher que les
lecteurs les plus avertis de la poésie.
Si j'écrivais pour 50 lecteurs, j'aurais déjà tout abandonné depuis longtemps.
Je n'ai pas la naïveté de croire que mes livres sont "faciles", mais
j'ai une idée élevée du genre humain, qui veut que les hommes cherchent, et
sont prêts à des efforts, s'ils sont motivés, s'ils savent que l'effort vaut le
"coup". Sinon personne ne saurait nager, ni personne n'apprécierait
le vin. Ou la philosophie. C'est là où vous vous situez.... Je crois vraiment
que mon Narré n'est pas très
difficile, hormis quelques pages.
F. le 24 décembre 2007
[...] De nouvelles questions pour vous.
Jean-Pascal Dubost me tend la prochaine, qui pourra peut-être donner lieu à de
nombreux développements : il s'est demandé pourquoi j'avais écrit que vos créations lexicales n'étaient pas des
néologismes. Je viens de lui répondre cela :
" ce que j'ai voulu dire c'est que la plupart du temps, ces créations
semblent tellement évidentes qu'on se demande pourquoi ce mot n'existait pas,
ou alors il y a ce sentiment qu'il existait, qu'il a été recouvert par le temps
et qu'il le remet en service.... "
Donc si vous voulez bien, aborder la question de ces créations de mots et
peut-être plus généralement revenir sur la question des noms, des mots, ce
"sentinelle des mots" que nous avons évoqué plusieurs fois déjà
ensemble. Et parallèlement la question des noms propres donc et des mots de langue
étrangère, ou dite étrangère. Par exemple dans le Narré, l'importance des litanies (que sont les litanies,
pourquoi les litanies ?). Et cette question que vous posez vous-même à la page
62 : "quel non sens nous réserve l'avenir quel poison contaminant
choses comme mots va-t-il falloir mettre à distance ?". Quels sont les
dangers (ceux d'alors, mais je ne peux pas ne pas penser que c’est toujours, si
ce n'est plus, d'actualité et que c'est dans ce sens bien sûr que vous
l'écrivez), qu'est-ce qui porte atteinte aux mots et aux choses (et en quoi
peut-être Schwitters merzant a été
dans une démarche de conservation, de préservation des mots et des choses ?).
Et Celan ? [...]
florence
P, le 29 décembre 2007
Chère Florence
J’ai profité de ce que j'ai été malade ces trois jours (crise de foie,
résultant sûrement un peu d'une période de crise de foi poétique ?), pour me
mettre à l'ouvrage dès mon énergie revenue.
Mais donc voici, pour vous accueillir dès votre retour d'Allemagne.
On fait un livre, non ?
fichier word joint :
Que mes inventions langagières vous donnent l’impression d’avoir toujours
existé, me fait très plaisir. Car c’est bien le but visé. Oserais-je vous
demander alors si votre impression ressemble à celle vécue enfant dont vous
m’avez parlé, lorsque vous aviez découvert le charme des mots inconnus dans un
dictionnaire ?
Alors s’agit-il de néologismes ?
De néologie en tout cas. Mais peut-être, simplement, de poésie non ?
N’est-ce pas une permanence des arts poétiques d’introduire dans le langage des
mots nouveaux ? D’induire des licences verbales ? Les pommes
« sures », ou la « flache », ou le « wasserfall »
blond de Rimbaud par exemple. Le mot « robot » provient d’un roman de
Karel Kapec. Ces délinquants langagiers d’un temps ont contribué aussi à ce que
nous ne n’étouffions pas dans la langue des conducteurs de fiacre, des hussards
de la république ou des lavandières. Cette continuité importe aujourd’hui
encore, face aux propriétaires nécrosés de la langue d’une part, face aux
publicitaires et marketeurs qui propagent leurs nouveaux « concepts »
(sic).
Je pourrais adopter deux points de vue assez tranchés. Ou bien dire : j’écris
en français ; ou bien : j’écris en beurard-valdoye (sans majuscule pour le
coup). La première formule laisse supposer qu’il n’y aurait pas scission avec
la communauté. Et la seconde, que je serais propriétaire d’un état langagier,
alors que je n’en suis que locataire. Aucune langue ne m’appartient, pas même
ma langue maternelle. Un poète n’est d’aucun pays, sauf celui de la poésie.
Le lexique français m’apparaît, en corollaire, composé de l’ensemble des mots
du dictionnaire, de tous les mots qui n’y sont plus, et de tous les mots qui
pourraient un jour s’y trouver. Avec au passage de jolis paradoxes :
« heimatlos », que j’utilise allègrement, est dans le dictionnaire
usuel (pas celui de Word, certes). Et je vous concède qu’il ne donne pas
l’impression d’avoir toujours existé !
J’ajoute : de n’importe quel dictionnaire : mots techniques ;
termes de métier ; termes dialectaux ; parlures ; lexiques des
rues (une « nuitgrave » dans La
fugue inachevée) ; barbarismes (ah ! j’adore…) ;
idiomatismes ; noms propres, toponymes cadastraux, etc. Ceci, pour
accroître la mouvance de cette langue, que des confrères prétendent rigide, peu
rythmée (comparée à l’anglais), moi justement pas.
Cela ne suffit pas. Il faut faire surgir du poème l’invention verbale. Lâcher
prise, laisser monter cette énergie qui s’échappe de la cuirasse langagière. Il
faudrait accepter de ne pas refouler cet élan vers une langue inconnue,
mythologique, peut-être la langue des origines qu’évoque Walter Benjamin,
peut-être la langue des dieux, celle en tout cas qui ouvrirait aux mystères du
langage, à commencer par l’origine du nom propre. Je pressens d’ailleurs ces noms
inventés comme ceux de minuscules anima
éphémères, qui s’évanouiraient sitôt appelées, dénommées, sauf que ma main les
cristallise, les fixe avant disparition. Je les appelle aussi parfois mes
hapax.
Ce faire, cette « fabrication » vient dans la foulée de l’écriture,
outil rythmique faisant parfois office de ponctuation. Il constitue tantôt une
entrave au récit, tantôt le relance, mais il s’élabore selon une cohérence
sémantique, et une conscience de la dysharmonie : si j’outrepasse la règle
des belles lettres, je vise aussi à prémunir le texte de la septisémie. A ne pas sombrer dans
l’informel. Ce sont peut-être les leçons tirées de nos lectures des
avant-gardes
Je crois que l’acte poétique consiste à envisager tout nom comme un nom propre.
A considérer dans le nom ce qui fait lieu. Il s’agirait alors de glisser du
lieu commun à ce que j’appellerais lieu propre. Du prosaïque au prosodique. De
lui redonner du lustre, de lui ôter en effet ce poison qui le rend banal et
plat, au mieux, qui au pire pervertit son sens. Car un désir de transgression
n’est certes pas incompatible avec une vigilance de l’usage langagier dans
l’espace public (au contraire, évidemment). Là aussi se place cette «
sentinelle des noms ». Au passage goûtez la beauté du mot sentinelle, associé
à une fonction de nature guerrière, ce qu’elle n’est pas dans mon esprit. Il
s’agirait plutôt d’une fonction d’indignation. Le dévoiement du mot
« poétique » par exemple, dans la publicité et les medias. J’avais un
jour noté, et dénoncé, que le dénommé Minc trouvait que le dénommé Pinault
« avait un sens poétique des affaires ». Et j’ai vu dernièrement que
tel quotidien trouvait tel film « spectaculaire et poétique ».
Peut-être comme un avion « Rafale » ?
C’est le poète Paul Scheerbart qui, à la déclaration de la première guerre
mondiale, avait réussi à faire passer un article dans un journal chauvin
allemand, où il protestait contre l’usage de l’expression « guerre
mondiale ».Tout permettait de penser au contraire, selon lui, qu’une paix
profonde caractérisait l’univers des planètes. Scheerbart, qui eut une grande
influence sur les artistes du début xxe,
notamment sur Kurt Schwitters, faisait parler les astres dans certains de ses
livres.
Pour revenir au nom en tant que lieu propre, c’est mettre l’éclairage sur sa
dimension verticale, temporelle et géographique, autant que sa dimension
horizontale et linguistique habituelle. Il s’agit certes d’une vision plutôt
élastique du nom propre : le nom de couleur en fait partie, mais aussi le
mot de langue étrangère. Deviendrait nom propre tout porteur d’une énigme
perceptible. C’est la raison pour laquelle il m’est nécessaire de glisser dans
le flux du « narré » des mots du norvégien, de l’allemand, de
l’anglais, et en ce moment du hongrois – langue fascinante – . J’ai aussi
élaboré des litanies à partir de toponymes du Manx (dialecte de l’île de Man)
commençant par le préfixe « balla » comme une allégorie d’une colonne
de prisonniers : uniformes d’un point de vue distant et administratif (Schwitters
était le numéro 14788), et pourtant singuliers à l’échelle humaine. J’utilise à
contresens dans ce cas, l’outil privilégié des militaires : la carte d’État-major.
Parfois des modes syntaxiques empruntés à une langue étrangère percutent le
poème. On passe peu à peu à l’espace européen. Simultanément on glisse peu à
peu dans cet espace d’exil permanent propre aux arts poétiques, et qui fait de
ces mots assimilés, des noms apatrides : des « poèmes
heitmatlos ».
La matrice en fut donnée par l’un de mes premiers livres : Le cours des choses, 26 poèmes-fleuve pour
un abécédaire, où chaque lettre de l’alphabet, incarnée par un cours d’eau
d’Europe, est traversée d’une théorie de mots européens.
L’ambition politique, sinon la démesure du « Cycle des exils » serait
« au fur », oui, de contribuer, à mon modeste niveau, à rendre
visible, palpable, que sais-je ? cette Europe culturelle dont les
responsables politiques ne veulent guère, ou ne savent guère vouloir. Cette
Europe dont rêvait Jean-Paul de Dadelsen, qu’il contribua à promouvoir, hélas
durant si peu de temps. Au passage, « Bach en automne »,
« Jonas » ou bien « Oncle Jean » sont des merveilles,
n’est-ce pas ?
Que serait cette Europe selon le point de vue des Rom ? Vous voyez ce que je
veux dire ?…
F, le 31 décembre 2007
Je n'ai pas encore lu votre texte mais en revanche, j'avance toujours dans
ma lecture de la Fugue, et puis, j'ai oublié de vous dire une chose très
importante, j’ai écouté votre CD et j'ai énormément aimé la façon dont vous
dîtes, vous dîtes très bien, on sent que vous travaillez beaucoup la mise en
voix de votre texte, dans sa complexité, avec tous ses jeux sonores qui n'en
deviennent que plus sensibles, et la beauté du texte n'en devient que plus
perceptible encore, sa charge poétique. [...]
florence
F, le 1er janvier 2008
Votre texte, enfin lu, est magnifique et tellement riche, quel bonheur de
pouvoir donner vos mots en partage aux lecteurs de Poezibao, Patrick.
Car je pense que ce que vous dîtes est bien sûr interrogation de votre propre
pratique mais peut aussi être un merveilleux outil de réflexion mais aussi de
pratique pour les autres écrivains.
Oui Bach en automne, tout particulièrement Bach en automne.
Et savez-vous qu'au tout début de l'éphémère vie des CD Roms (tiens !), on
m'avait demandé si je pouvais proposer un projet pour un tel support et j'avais
commencé à imaginer une construction sur les fleuves d'Europe, pensant me
servir de la métaphore de la navigation à l’intérieur du CD, pour explorer le
cours des fleuves, leurs confluences, leurs sources et leurs estuaires, leurs
ramifications, etc.
Oui il faut un langage autre, vous le dites très bien et en attribuez la tâche
de création aux poètes, car "ce qui s'exprime en têtes sur la nef des
traversées est un langage qu'aucun idiome ne saurait traduire...." Or tant
de têtes, dans tant de traversées, sur place ou sur le long cours, et tant de
têtes heimatlos ne sachant à quelle langue se vouer....
Il faut donc l'inventer, en "touillant" [non péjoratif, bien sûr !]
ensemble les éléments de différentes langues, différents registres,
brouillamini de la parlure intérieure, compassé des officiels et se donnant
tels, langues dites étrangères (à qui ?), et à mesure de ces croisements, faire
de nouveaux enfants.... (et j'aime particulièrement quand vous incorporez le trouvé au narré, que vous adoptez ces enfants, qu'on les retrouve à
intervalles réguliers comme cette crescente ou alentourant, si
allant et si englobant et qui inscrit la déambulation dans le narré.... Ne
serait-ce pas une des fonctions de ces mots différents, auxquels l'esprit,
l'œil, l'oreille ne sont pas accoutumés, de faire "bouger" le sens,
les certitudes et en particulier la certitude que nous avons de nos perceptions
(au point de ne pas voir ce qui "crève les yeux" et de voir des choses
qui n'existent pas... si j'applique là un mot différent de celui que j'emploie
habituellement, n'est-ce pas comme une chiquenaude sur mon établi ? ).
je vous embrasse Patrick
florence
P, le 1er janvier 2008
[...] Ensuite je suis bien heureux que vous appréciez mon récital. Cela
pourrait être aussi tout le contraire, j'en étais conscient. Mais comme pour
moi, ces moments de lecture publique sont d'une grande importance, je préfère
que vous partagiez ma manière d'oraliser mon travail. C'est d'autant plus
important pour ma santé psychique, que c'est le moment où je puis partager
quelque chose de physique, de vif, avec les autres. C'est la sortie de cette
impossible solitude d'être. A condition que ce moment soit soigneusement
organisé, ce qui, souvent, n'est pas le cas. On aime bien dans le milieu, que
les choses publiques soient mal faites, on y prend même je crois une sorte de
dandysme...Mais il y a aussi de très beaux contre exemples.
La lecture est un des rares moments où le temps n'existe plus, comme lorsque
j'écris bien (si, mal : c'est épouvantable), et c'est le prolongement physique
et spatial de cette expérience intime et solitaire d'écrire. Sans doute
n'étais-je pas très bien ces derniers jours aussi, parce qu'après une période
intense en lectures (octobre), je n'ai pas donné de récitals.
L'ami chez qui nous étions la nuit dernière, sur l'autre rive de la Saône,
était chargé de me transférer trois enregistrements K7 de mes archives, en CD. Je
ne suis en effet pas équipé. Et j'ai donc eu mon cadeau de nouvelle année aussi
: le CD du récital lyonnais de Ghérasim Luca ; celui de La Descente de l'Escaut par ce cher Venaille ; et plus énigmatique,
l'enregistrement bouleversant de la rencontre que j'ai organisée entre Jean Daive
(quel poète) et le poète Johannes Poethen. Ils ne s'étaient jamais rencontrés
avant, et Daive avait traduit Poethen avec Celan. Tout cela apparaît dans ma Fugue, dans "le méridien de
Lucile". Alors j'étais bouleversé d'écouter cela dans les premières heures
de 08. Ce sont les lectures que j'organisais à la BM de Lyon jusqu'il y a sept
ans.
Le récital de Luca me permet d'écrire aujourd'hui.
Je vous embrasse, à très bientôt. Patrick
©Patrick
Beurard-Valdoye & Florence Trocmé, Poezibao