Après la
disparition de Pierre Reverdy en 1960, les hommages et les études se sont
succédé1 et
une édition complète de ses textes a été entreprise par Étienne-Alain Hubert.
L’intérêt pour sa poésie n’a pas faibli si l’on en juge par le contenu de la
revue Triages. Les lecteurs d’Antoine
Émaz, maître d’œuvre de cette livraison, connaissent l’importance qu’a pour lui
Reverdy, auquel il a consacré sa thèse. Il ajoute à sa présentation des
éléments biographiques et propose un choix de réflexions de Reverdy sur sa
pratique avec des extraits de trois ensembles : Le Gant de crin, Le Livre de
mon bord et En vrac.
À côté d’hommages sous forme de poèmes (par exemple, Bernard Vargaftig,
Jean-Claude Schneider), plusieurs reviennent sur ce qu’a représenté Reverdy
dans leur formation et l’on apprécie la complexité du rapport à cette œuvre.
James Sacré lisait les poèmes comme de « petites cages fermées remplies de
solitudes » et pense qu’il ne pouvait pas être ainsi conduit « vers
un souci de lisibilité de l’écriture qui me semble être l’unique moyen de
frôler, d’approcher et de donner à entendre peut-être les plus réelles obscurités
de notre vivre-langage ». Michel Collot, lui, a compris avec Reverdy qu’il
lui fallait chercher la poésie « au cœur même de la vie quotidienne. Non
par souci de réalisme, mais pour retrouver cette émotion qui naît à la
rencontre de notre monde, quand il se révèle autre qu’on le croyait ». Ce
sont des décalages analogues qui font l’intérêt des contributions : on y
entend des voix de timbres différents.
Antoine Émaz retrace ce que furent les commencements pour Reverdy et sa
proximité avec les peintres cubistes, Picasso, Juan Gris, Braque, par son
« effort vers l’abstraction » et son « refus de
l’anecdote » qui est « au cœur de la théorie de l’image ».
Proximité aussi par sa réflexion sur le temps qui écarte le poème de
l’histoire, personnelle ou collective, « même sil en est évidemment
issu ». Par là même, et c’est un des aspects majeurs de la poésie de
Reverdy, c’est le lyrisme tel qu’il a été longtemps dominant qui est évacué,
dans la lignée de Rimbaud et Mallarmé. La manière dont il définit et surtout
utilise l’image, le sépare entièrement des surréalistes ; contrairement à
eux, il ne vise pas « une libération de la réalité » par l’image mais
un moyen de « retrouver la saveur profonde, âcre » du réel. C’est
bien pourquoi la relation instituée par Breton entre image et inconscient est
étrangère à Reverdy ; pour lui, seul l’esprit juge de la
« justesse » de l’image. La distance d’avec le surréalisme, le rejet
de la toute subordination, le retirement à Solesmes en 1926 le conduisent à une
vie de solitude, mais aussi de réflexion approfondie et sans concession sur son
art. Antoine Émaz conclut justement que « c’est une éthique poétique d’une
haute exigence [...] qui fonde l’unité si forte de son œuvre ».
Après la présentation d’Antoine Émaz, les contributions ne portent pas que sur
la poésie de Reverdy. Ainsi Yves Charnet écrit autour de photos du poète par
Mariette Lachaud et Brassaï. Pierre Chappuis, relisant poèmes et notes, insiste
sur le refus de toute effusion : « Première l’émotion, mais dirigée,
élevée au-dessus d’elle-même [...], vivifiée par l’intervention de
l’esprit ». Ce qui s’accorde avec l’étude de Jacques Ancet sur le
« poète fondateur » ; le lecteur de Reverdy est toujours dans
l’espace de l’indéterminé : « On n’est plus dans la réalité – une description apprise faite
de noms propres et de noms communs, d’écriteaux, d’affiches, de signes de
toutes sortes – mais dans le réel, ce
flux illimité où formes et visages, êtres et choses, se mêlent, se confondent
comme les reflets sur l’eau du fleuve ».
Il faudrait citer d’autres approches, celle d’Emmanuel Laugier, de Jean-Patrice
Courtois, de Gérard Titus-Carmel, qui se complètent heureusement. Insistons
pour conclure sur ce qu’implique la pratique de Reverdy, mise en évidence par
Serge Martin : « Il cherche au cœur de son travail solitaire et toujours
résonnant de ses lectures, de ses correspondances, de sa vie, le plus vivant du
langage, ce qu’il a titré Main d’œuvre
parce qu’il y a du corps au travail autant qu’un art « manuel » –
entendons certainement « corporel » au sens de Spinoza – dans et par
le langage, le poème, l’ « insaisissable ».
Triages, supplément : Vingt-trois
poètes et REVERDY vivants, Textes réunis et présentés par Antoine Émaz,
Tarabuste éditions, 23 €.
contribution de Tristan Hordé
1
Je ne propose pas de bibliographie mais signale parmi les textes plus marquants
de mon point de vue : Pierre
Reverdy, 1889-1960, textes réunis par Maurice Saillet (Mercure de France,
1962), les pages de Philippe Jaccottet dans L’Entretien
des Muses (Gallimard, 1968) et celles de Jacques Dupin dans (collectif) À la rencontre de Pierre Reverdy et ses amis
(Maeght, 1970), Pour Reverdy, (collectif ; Le temps qu’il fait, 1990), Reverdy aujourd’hui, textes réunis par
Michel Collot et Jean-Claude Mathieu (Presses de l’ENS, 1991), le n° 777-778 de
la revue Europe, janvier-février
1994, et le récent Pierre Reverdy de
Jean-Baptiste Para (éditions Culturesfrance, 2007).