Le point
Je m’arrête : il y a un point à ma promenade comme à une phrase que l’on a
finie. C’est le titre d’une tombe à mes pieds, à ce détour où le chemin
descend. De là je prends ma dernière vue de la terre, j’envisage le pays des
morts. Avec ses bouquets de pins et d’oliviers, il se disperse et s’épand au
milieu des profondes moissons qui l’entourent. Tout est consommé dans la
plénitude. Cérès a embrassé Proserpine. Tout étouffe l’issue, tout trace la
limite. Je retrouve, droit au pied, des monts immuables, la grande raie du
fleuve ; je constate notre frontière ; j’endure ceci. Mon absence est
configurée par cette île bondée de morts et dévorée de moissons. Seul debout
parmi le peuple enterré et mes pieds entre les noms proférés par l’herbe, je guette
cette ouverture de la Terre où le vent doux, comme un chien sans voix, continue
depuis deux jours d’entrer l’énorme nuage qu’il a détaché derrière moi des
Eaux. C’est fini ; le jour est bien fini ; il n’y a plus qu’à se
retourner et à remesurer le chemin qui me rattache à la maison. À cette halte
où s’arrêtent les porteurs de bières et de baquets, je regarde longuement
derrière moi la route jaune qui va des vivants chez les morts et que termine,
comme un feu qui brûle mal, un point rouge dans le ciel bouché.
[1903]
La pluie
Par les deux fenêtres qui sont en face de moi, les deux fenêtres qui sont à ma
gauche et les deux fenêtres qui sont à ma droite, je vois, j’entends d’une
oreille et de l’autre tomber immensément la pluie. Je pense qu’il est un quart
d’heure après midi : autour de moi, tout est lumière et eau. Je porte ma
plume à l’encrier, et, jouissant de la sécurité de mon emprisonnement,
intérieur, aquatique, tel qu’un insecte dans le milieu d’une bulle d’eau,
j’écris ce poème.
Ce n’est point de la bruine qui tombe, ce n’est point une pluie languissante et
douteuse. La nue attrape de près la terre et descend sur elle serré et bourru,
d’une attaque puissante et profonde. Qu’il fait frais, grenouilles, à oublier,
dans l’épaisseur de l’herbe mouillé, la mare ! il n’est point à craindre
que la pluie cesse ; cela est copieux, cela est satisfaisant. Altéré, mes
frères, à qui cette très merveilleuse rasade ne suffirait pas. La terre a
disparu, la maison baigne, les arbres submergés ruissellent, le fleuve lui-même
qui termine mon horizon comme une mer paraît noyé. Le temps ne me dure pas, et,
tendant l’ouïe, non pas au déclenchement d’aucune heure, je médite le son
innombrable et neutre du psaume.
Cependant la pluie vers la fin du jour s’interrompt, et tandis que la nue
accumulée prépare un plus sombre assaut, tel qu’Iris du sommet du ciel fondait
tout droit au cœur des batailles, une noire araignée s’arrête, la tête en bas
et suspendue par le derrière au milieu de la fenêtre que j’ai ouverte sur les
feuillages et le Nord couleur de brou. Il ne fait plus clair, voici qu’il faut
allumer. Je fais aux tempêtes la libation de cette goutte d’encre.
[1897]
Paul Claudel, Connaissance
de l’Est [Mercure de France, 1900, 1907 et 1960], suivi de L’Oiseau noir dans le soleil levant
[Gallimard, 1929], Poésie/Gallimard, 1974, p. 152 et p. 80-81.
Contribution Tristan Hordé
Bio-bibiographie de Paul Claudel
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