mais je suis celui qui n’accepte pas
qu’on lui dise : oublie qui tu es, oublie qui tu es (Les trucs sont démolis, p. 173)
Les éditions
Obsidiane ont publié Oiseaux de Bretagne,
oiseaux d’Amérique en 1984 et Le temps qu’il fait Là, et pas là en 2005 ; il faut se réjouir aujourd’hui d’un
travail de coédition qui offre le moyen de mesurer l’importance d’une œuvre,
diverse et riche aventure dans la langue – dans les langues, puisqu’un ensemble
bilingue rappelle ici le rôle du breton dans l’écriture de Paol Keineg. Le
titre, qui semble énigmatique, est un fragment de vers tiré de "Grand
opéra" dans Les Amours jaunes de Corbière : à reprendre
ce poème, on y reconnaît des aspects de la poésie de Paol Keineg, le goût de la
dérision et un sentiment de désillusion ; comme le constate l’ange que
fait parler Corbière, « ... Ma blanche couronne à ma tête / Déjà
s’effeuille ; la tempête / Dans mes mains a brisé mon lys... // [...]
Comme les trucs sont démolis ! »1.
Il est exclu de
proposer autre chose dans cette note qu’un rapide survol autour de quelques
points : pour donner envie de lire, ou de relire, ensuite la totalité des
recueils encore disponibles. Paol Keineg a publié 4 recueils chez Pierre-Jean
Oswald2 (tous épuisés...) après Le poème du pays qui a faim3, livre violent, dont on a pu juger
excessif le tableau d’une Bretagne aussi mal en point qu’une colonie, comme
l’Algérie un peu plus tôt qui avait obtenu son indépendance ; ainsi :
Bretons exportés... Bretons déportés... Bretons saisonniers à Jersey... Bretons fermiers d’Aquitaine... Bretons canalisés... pressurés... Bretons ouvriers à Paris... Bretons manufacturés... moulés... stéréotypés... mirés calibrés désinfectés enveloppés encaissés et expédiés... petits Bretons changeables et interchangeables... Bretons inadaptés exploités humiliés écrasés aspirés asphyxiés oubliés... Bretons colonisés... Bretons sous-développés...
Mais isoler un
fragment pour ne retenir que le caractère rageur du texte serait fort
réducteur. Paol Keineg était alors militant du parti autonomiste Union
Démocratique Bretonne (dont il a été un des fondateurs en 1964), ce qui lui
valut d’ailleurs d’être exclu de l’enseignement en 1972. Il était aussi et
surtout poète et l’on s’en convainc à relire ce premier long poème, qui a le
ton des épopées (« je vois ! / oh ! je vois ! / la cohue
puissante des auges sur la mer / les auges de pierre sur l’épine dorsale des vagues
/ les hommes debout à l’avant des vaisseaux de granit / etc. »).
Saisissant est aussi le plaisir des images et des anaphores qui rapproche Paol
Keineg à cette époque d’un Aimé Césaire, avec « la lèpre amère des
orties », avec les « ronces des rochers ». La Bretagne ne quittera
pas la poésie de Paol Keineg, mais s’y maintiendra autrement : poèmes qui
abandonnent en grande partie le lyrisme des premiers vers, désormais plus
attachés à la simplicité des jours avec le recueil bilingue Histoires vraies / Mojennoù gwir, poèmes
qui abandonnent un temps le français dans 35
haiku, ou qui plongent dans la littérature et les légendes celtiques avec Boudica, Taliesin et autres poèmes et
les Préfaces au Goddodin. La phrase y
est souvent plus elliptique, comme si dans la hâte il ne fallait en conserver
que l’essentiel, sans verbe : « Pays dépaysé, la démence dans les
pages. Une femme dicte. Pot-pourri de slogans. Kentoc’h mervel. La liberté ou la mort. » Le paysage
appartient toujours à la Bretagne et le vocabulaire de la langue bretonne s’installe
dans la phrase française – gwerz, plou,
rouzig, botoù-koat, etc.
Mais il est
exclu de lire un enfermement dans une région, avec l’exaltation de coutumes
particulières ou l’allusion à des actes militants4,
et faire de Paol Keineg un poète des revendications autonomistes. Mauvaise
manière de le présenter. Certes, « Un beau jour, on se retrouve avec une
conscience nationale et tous ses accessoires », mais aussi :
Les peuples pauvres en ce siècle punitif, petits mecs et bouseux, bonniches et mouquères, travaillent aux contributions indirectes. Et moi qui fouille dans les panthéons littéraires, je trouve le temps long.
Et encore, sans
concession : « Depuis des années, j’entends citer Michel Torga :
l’universel, c’est le local, sans les murs. La phrase est séduisante et elle
illustre les dangers de la métaphore, parce qu’enfin, moi j’ai besoin de quatre
murs et d’un toit. »
Comment ne pas
approuver ? Il y a bien chez Paol Keineg la volonté de restituer leur
dignité à une langue et à ceux qui la parlent. Et la passion de dire l’utopie
(« Je parle d’un temps qui n’existe pas »). Mais avec les années qui passent, il sait et écrit
qu’il s’agit d’une utopie, et, sans renoncer à rien, se colletant avec « la
mémoire retorse de la syntaxe », il privilégie le travail avec les mots,
avec ce plaisir souvent des homophonies et des rapprochements qui appartiennent
à la tradition poétique ; au hasard : « la marée noire, la
mariée blanche », « j’ai sans raison cent raisons d’espérer »,
le babil de Babel le débat des débuts ». Les paysages de l’enfance sont
toujours là (et les cochons...), mais aussi Perros et Kafka, dada et Zukofsky,
Pouchkine et Tourgueniev, Celan et Rosmarie Waldrop. Et toutes les langues,
celles apprises, le portugais brésilien pour lire Da Cunha et l’allemand pour
« Heine, Rilke, Goethe en édition bilingue ». Celles qui manquent et
qui manqueront pour approcher la complexité des manières d’être.
Terminons avec deux citations de Paol Keineg : « À mesure qu’on
écrit on accumule les ruines » et « Longtemps j’ai cru que la poésie
devait dire quelque chose ».
contribution de Tristan Hordé
Paol Keineg, Les trucs sont démolis, une anthologie,
1967-2005, Obsidiane & Le temps qu’il fait, 2008, 28 €.
(Le livre sur le site Place des Libraires)
1 Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros,
Tristan Corbière, Œuvres complètes,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 757.
4 La mention de Yann-Ber
dans un poème renvoie à Yann-Ber Piriou, auteur de Défense de cracher par terre et de parler breton, 1971.