Aristote dit [...] au
sujet de la poésie, qu’elle est plus philosophique que l’Histoire, car elle ne
décrit pas ce qui a été, mais ce qui aurait pu être. C’est-à-dire qu’elle
tourne vers le passé les incertitudes de l’avenir, par ces blancs elle rompt le
fil du récit, l’enchevêtrement des faits, et c’est pourquoi elle doit fleurir,
s’épanouir et s’emplir de couleurs et de vent, comme se déplie le napperon de
l’illusion là où les convives de chair avec leurs tables et leurs chaises ont
vacillé.
Adorno, après la
guerre, revient sur l’éloge aristotélicien de la poésie pour le rayer. La
phrase est connue « Écrire de la
poésie après Auschwitz est barbare. » Adorno dit en substance que nous ne
pouvons plus de l’intérieur de la philosophie considérer la poésie comme le
champ de la fable sublime, car la fiction poétique est à jamais souillée par la
réalité des Camps, parce que le chaos de l’Enfer s’est matérialisé sur de
véritables pelouses où plus rien ne doit pousser, pas même la fleur intangible
du poème.
[...]
Adorno disait :
écrire de la poésie après Auschwitz est barbare. Mais « barbare »
originellement ne signifie pas féroce ou dévastateur. « Barbare » fut
inventé par les Grecs pour caractériser l’absence de langage, le prédicat négatif
par lequel on désigne encore les enfants, les animaux et autrefois aussi
l’ « Untermensch » qui se tient en dessous de l’espèce humaine
parlante, c’est-à-dire les juifs assassinés par millions et les juifs
survivants, y compris le poète juif Paul Celan qui écrivit les plus beaux
poèmes en langue allemande, « zwei mundvoll Schweigen », « un
double silence plein la bouche ».
Daniel Franco, Je suis cela, Argol, 2008, p. 63-64 et
66.
Contribution Tristan Hordé