Le mangeur de
libellules
Je mange des libellules parce qu’elles sont vertes
et qu’elles ont les yeux noirs,
parce qu’elles ont deux rangées d’ailes
transparentes
parce qu’elles volent sans faire de bruit
parce que je ne sais pas qui les a faites ni pourquoi
qui les a faites
parce qu’elles sont belles et douces,
parce que je ne sais pas pourquoi elles sont belles et douces ;
parce qu’elles ne parlent pas et parce que
je ne suis pas persuadé qu’elles ne parlent pas
Je mange des libellules parce que le goût qu’elles ont
ne me plaît pas,
parce qu’elles sont vénéneuses et
que ça ne me fait pas de bien.
Je mange des libellules parce que je ne les comprends pas,
je les mange parce que je suis contemporain avec elles
je les mange parce que j’ai essayé de me manger,
moi, d’abord mes propres mains
et qu’elles étaient infiniment plus écœurantes,
je les mange parce que j’ai essayé
de me manger la langue,
ma propre langue de chair
et qu’avec terreur j’ai vu
qu’elle avait essaimé ses propres mots
verdâtres, aux yeux noirs,
loin de moi, affamée.
(extrait de Les Non-mots,1969 ; trad. in Les non-mots et autres poèmes, éd. Textuel, p. 100)
*
Les Non-mots
Lui a tendu vers moi une feuille comme une main pleine de
doigts.
Moi j’ai tendu vers lui une main comme une feuille pleine de dents.
Lui a tendu vers moi une branche comme un bras.
Moi j’ai tendu vers lui un bras comme une branche.
Lui a penché vers moi son tronc
comme l’arbre à pommes.
Moi j’ai penché vers lui mon épaule
comme un tronc noueux.
J’entendais comment redoublait d’effort sa sève qui battait
comme le sang.
Il entendait comment mon sang mourait, aspiré comme la sève.
Moi j’ai traversé vers lui.
Lui, a traversé vers moi.
Moi fait, au terme, arbre solitaire.
Lui
homme tout seul.
(extrait de Les Non-mots,1969 ; trad. in Europe n° 928-929, p. 239)
*
Lecţia despre cub
Se ia o bucată de piatră,
se ciopleşte cu o daltă de singe,
se lustruieşte cu ochiul lui Homer,
se răsuieşte cu raze,
pîn cubul iese perfect.
După aceea se sărut de nenumărate ori cubul
cu gura ta, cu gura altora
şi mai ales cu gura infantei.
După aceea se ia un ciocan
şi brusc se fărîmă un colţ de-al cubului.
Toţi, dar absolut toţi zice-vor :
- Ce
cub perfect ar fi fost acesta
de n-ar fi avut un colţ sfărîmat !
(Ordinea cuvintelor, ed. Cartea românească, vol. II, p. 195)
La leçon sur le cube
On prend une pièce de pierre,
on la dégrossit avec un ciseau de sang,
on la polit avec l’œil d’Homère,
on la racle avec des rayons,
jusqu’à ce que le cube en sorte parfait.
Après cela on embrasse un nombre incalculable de fois le cube,
avec sa bouche, avec la bouche des autres
mais surtout avec la bouche de l’infante.
Après cela on prend un marteau
et brusquement on brise un coin du cube.
Tous, mais absolument tous diront alors :
- Quel
cube parfait aurait été celui-là
S’il n’avait eu un coin brisé !
(extrait de Les œuvres imparfaites, 1979 ; trad. in Passages à l’Act, n° 3-4, p. 92)
*
Lecţia despre cerc
Se desenează pe nisip un cerc
după care se taie în două,
cu acelaşi băţ de alun se taie în două.
După aceea se cade în genunchi,
după aceea se cade în brînci.
După aceea se izbeşte cu fruntea nisipul
şi se cere iertare cercului.
Atît.
(Ordinea cuvintelor, ed. Cartea românească, vol. II, p. 236)
La leçon sur le cercle
On dessine sur le sable un cercle
après quoi on le coupe en deux,
avec la même baguette de noisetier on le coupe en deux.
Après cela on tombe à genoux,
après cela on tombe sur les paumes.
Après cela on frappe le sable du front
et on demande pardon au cercle.
C’est tout.
(extrait de Les œuvres imparfaites, 1979 ; trad. in Passages à l’Act, n° 3-4, p. 92)
*
Trouver le ton
Ange ?
Ange…
Non, non, ça n’est pas bon !
Disons alors -
on recommence !
Ange ?
Non, non, ange n’est pas bon !
Disons alors, ni couleur,
ni ouïe, ni parfum, non.
Non, ça non plus, ça n’est pas bon !
Ange ?
Non, non, ange n’est pas bon !
Si nous prenions trois noms, trois beaux noms.
Trois beaux noms et stop.
Disons trois.
De toute évidence : Voichitsa
Et après Voichitsa, qu’est-ce qui va ?
Ange ?
Non, non, ange n’est pas bon.
Raluca, va après Voichitsa
Disons donc d’abord Voichitsa
Et après Voichitsa : Raluca,
et après ça, ange.
Ange ?
Non, non, ange n’est pas bon.
Autre chose, un autre nom !
Seigneur, qu’est-ce qui va après Voichitsa et Raluca,
A, Andra
B, Béatrice
C, oh la la, Seigneur
non non, ça ne va pas !
Mais si, je sais, j’ai trouvé !
Chira.
Et puisque j’ai trouvé Voichitsa, Raluca, Chira
après eux, bien sûr, ange.
Non, non, ange ne va pas !
Ça ne sonne pas.
Autre chose, autre chose, autre chose, autre chose.
De fait, ni naître ni mourir ne
sont quelque chose de très neuf.
Non, non, ça n’est pas bon.
Essénine, Serge, a déjà écrit cela…
Autre chose, autre chose, autre chose…
Je ne croyais pas devoir apprendre à mourir un jour…
Non, non et non, ça n’est pas bon !
Cette exclamation-là est à Mihai Eminescu.
Non, non,
Être ou ne pas être,
telle est la question.
Evidemment que telle est la question !
C’est tout ce qu’il y a de plus évident que telle est la question.
Mais je m’étonne qu’elle ait déjà été posée.
Je crois que j’ai trouvé quelque chose, enfin.
Ma tristesse entend des chiens pas nés encore
aboyer après des hommes -
pas nés encore.
Non, ce n’est pas bon.
C’est vieux, vieux…
Alors, ange…
Non, non, ange n’est pas bon !
Alors ange ?
Non, non, ça n’est pas bon…
Alors ange ?
Non.
Alors ange ?
(extrait de Nœuds et Signes, 1982 ; trad. in Éclats, op. cit., p. 37)
Contribution et
traductions de Pierre Drogi
Bio-bibliographie de Nichita
Stănescu
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