Hier soir 6 novembre 2008,
lecture de Lucien Suel au Divan, à Paris. Lucien Suel qui vient de publier un « roman ».
Qu’il a envoyé par la poste, (comme s’il était un débutant ou un inconnu !)
à la Table Ronde. Qui en une nuit lit le texte et décide de le publier.
Alors, nouvelle veine, romanesque, facile, pour
Lucien Suel, connu pour ses vers justifiés, ses longs poèmes à contraintes
autour de l’Abbé Lemire (l’inventeur des jardins ouvriers), « camarade »
d’Ivar Ch’Vavar dans l’aventure de la grande revue Le Jardin ouvrier dont Flammarion donnait il y a peu une superbe
anthologie (note de lecture de Poezibao).
Lassé de la confidentialité, Lucien Suel et décidé à tenter de conquérir le
devant de la scène ?
Et bien à mon sens, pas
du tout. Car il y a une grande cohérence dans la démarche, même si, en effet, à
parcourir sa bibliographie très fournie, on prend conscience que le
genre roman n’y est pas très présent ! Et les éditeurs comme la Table
ronde non plus….
Quid alors du « roman »
Mort d’un jardinier : en effet
pas de vers justifiés ici, mais une longue coulée de prose, un personnage, le
jardinier, qui se parle à la seconde personne du singulier. Une construction en
diptyque somme toute assez classique. Huit chapitres, magnifiques, sur le
travail au jardin, un travail au cordeau, que l’on ne peut bien sûr que
comparer au lent labeur de l’écrivain : « tu saisis ton groët, ton râteau et ton cordeau, la terre t’attend, sèche en
surface, humide à l’intérieur, tu griffes la première parcelle avec le groët en avant en arrière [...] »
avec cependant déjà une petite incursion de loin en loin dans ce qui sera la
matière principale des quatorze autres chapitres, la réminiscence : « tu
répètes les gestes de ceux qui t’ont précédé ; petit enfant tu chancelais
entre les mottes de terre, tu t’accrochais aux bleus de travail de ton père de
ton grand-père [...] ». Autre souvenir, en pont entre les deux parties du
livre et d’autant plus fort que le plus jeune est parti le premier, Christophe,
Christophe Tarkos si tôt disparu et qui fut l’ami de Lucien Suel.
Mais fin du chapitre 8, tout
bascule : « la sueur qui envahit ton visage n’est plus cette bonne
sueur venue du travail, c’est une sueur froide et malsaine [...] tu tombes sur
le dos au milieu des bûches fendues ».
On entre alors dans un nouvel univers, fait de souvenirs. Sans doute une
construction de ce qui est censé se passer dans la tête de quelqu’un qui est au
seuil de la mort, ces flashs mémoriels décrits par les rares à en être revenus.
Un monde mêlé de souvenirs, de sensations, de perceptions, avec une compression
et un repliement temporels très particuliers. Des images qui se combinent, se
déforment, se reforment, glissent les unes sur les autres avec toujours la
tenue du souffle, la visée du texte, comme un cordeau tendu par l’auteur pour
planter droit dans le sillon tout ce qui nait de son charroi intérieur, ces
bouffées de souvenirs qui s’agencent parfois thématiquement, souvenirs de
voyage, souvenirs de musique mêlant chansons et voix de Jeanne Lee à Kathleen
Ferrier, souvenirs d’enfances (la sienne, celle des enfants), souvenirs de
lectures (magnifiques). Ni tout à fait un rêve, ni tout à fait la réalité, un
monde intermédiaire, où flotte la conscience tenue par le ciment des mots et
des phrases.
La prose avance par
poussées, en général des phrases courtes, un très grand nombre (dix, douze,
davantage encore, par exemple au chapitre 18, plus de cinquante) de
propositions juxtaposées. Comme une accumulation, un amoncellement, jusqu’à la
résolution : « tu t’arrêtes ici, terminus, attention de ne rien
oublier à votre place ». Au point qu’on se demande parfois s’il n’y a pas
dans ce texte des contraintes cachées, si le vers justifié (vers constitué d’un
nombre déterminé et fixe de signes) dont Lucien Suel est un virtuose n’est pas
ici dissimulé dans la coulée de la prose….
il n’en est rien sans doute mais la pratique de la poésie imprègne ce qui se
présente ici comme une narration et qui est plutôt une re-création très
construite, par la force de cette langue qui avance, de ce qui en vérité ne
dure qu’un instant très bref. Ce raccourci d’une vie, ce point concentré serait
ici dévidé, déployé, pratiquement d’un seul geste, un geste de jardinier, un
geste d’écrivain, un geste d’homme.
Contribution de Florence Trocmé
Lucien
Suel
Mort d’un jardinier
La Table Ronde, 2008
17 € - sur le site Place
des Libraires
photos ©florence trocmé
(agrandissables par simple clic sur l’image)