Nichita Stănescu est né le 31 mars 1933 à Ploieşti, d’une mère russe et d’un père roumain ; il meurt, peu après son cinquantième anniversaire, à Bucarest, le 13 décembre 1983. Il a été proposé à deux reprises, en 1978 et 1980, pour le prix Nobel de Littérature.
Il est l’auteur d’une
vingtaine de recueils de poésie ainsi que de nombreux articles et textes en
prose de caractère théorique, regroupés par lui peu avant sa mort mais publiés
effectivement seulement après décembre 1989, sous le titre La Physiologie de
la Poésie.
Nichita Stănescu a occupé de son vivant une place considérable sur la scène littéraire
roumaine, place jugée parfois encombrante par ceux qu’il appelle ses « collègues »
ou par les autorités. Placé devant toutes les
contradictions d’écrire dans un régime de censure où les mots sont plombés,
certains interdits d’usage même, écartelé entre ses convictions profondes et la
nécessité de louvoyer sinon de composer avec un contexte, Nichita (ainsi
que le désignent familièrement les Roumains) se trouvera obligé à un moment de
dépasser toutes ces contradictions, lancé en avant comme quelqu’un qui n’a plus
rien à perdre. Le choix de dire alors, sur la fin, sans entrave ce qu’il veut
(d’une façon littéralement inouïe), malgré la censure, malgré les critiques,
malgré le poids d’une Union des Écrivains digne des plus croustillantes
descriptions de Boulgakov, donne à ses derniers recueils une cohérence et une
force dont la portée semble échapper encore à ses lecteurs. Il faut préciser
que la liberté acquise à ce moment l’est autant à l’égard de la parole qu’à
l’égard du monde dans lequel il lui faut l’inscrire. Cette liberté, par
conséquent, nous concerne.
Nichita Stănescu a fait
de ce qu’il nomme « poésie », et qu’il situe paradoxalement à la fois
dans les mots et hors des mots, l’instrument d’une réflexion sur le langage et
sur « l’être » (« to be or not to be » lui apparaissant
comme la plus étrange et la plus fondamentale des questions), tentant de
définir précisément par l’exercice de la poésie un lieu situé hors des
territoires de l’idéologie ou des idéologies (auxquelles il lui est arrivé de croire).
Familier de Gilgamesh, d’Homère, des littératures les plus anciennes
mais aussi de tout ce que les littératures roumaine ou universelle offrent de
plus varié, il s’est sans relâche efforcé d’être ou de devenir, selon sa
formule, « au moins contemporain avec lui-même » ; il traite
donc l’écriture comme une traduction toujours à faire, toujours à renouveler,
toujours en mouvement, des sentiments, du réel et de l’être.
Il s’invente, dans le contexte d’alors, un espace où « rester vivant »
vitalement (si on peut risquer ce pléonasme). Il
délimite ce lieu spécifique où poser les questions revient à les poser si
radicalement qu’aucune idéologie n’aurait plus de prise sur elles, qu’aucune
idéologie ne pourrait plus tout simplement les suivre. Autrement dit : un
lieu où parler et écrire ne signifieraient plus établir une relation de
pouvoir.
« Rester
vivant » signifie, en l’occurrence, pour lui, à l’instar d’un Socrate qui
aurait choisi d’écrire, se dégager sans cesse (en particulier des postures qui
tiennent au langage), commenter sans cesse ce qui a été écrit ou dit avant soi
ou par soi, en en revenant toujours au principe vivant censé animer le texte et
qu’on peut alors légitimement, littéralement et étymologiquement, qualifier
d’âme. On verra un exemple de cette pratique dans « Trouver le ton »,
texte-préambule de son avant-dernier recueil, sorte d’avant-poème ouvrant Nœuds
et Signes sous-titré requiem pour la mort de mon père. On y lira la
réécriture d’une élégie « à la Rilke » dans un monde qui, ni « poétiquement »
ni politiquement, n’est prêt à accepter le mot ange. L’ironie n’empêche
pas d’interroger, dans ce texte étrange où les seuls mots originaux (une
parodie de Stănescu par lui-même) sont qualifiés de « vieux »,
l’origine même de la parole poétique et son impossible commencement, en même
temps que notre origine et notre fin.
Bibliographie
En français :
Onze Élégies, édition bilingue, traduction du roumain par Andrée Fleury,
avant-propos de Pierre de Boisdeffre, éd. Eminescu, Bucarest, 1970
La Leçon sur le cube, trad. de Constantin Crişan, éd. Minerva, Bucarest,
1988
Poèmes (1960-1983), trad. de Nicole Laurent-Catrice et Constantin
Crişan, éd. Cahiers Bleus, Troyes, 1999
Onze Élégies, trad. de Mariela Rotaru Constantinescu et André Doms, éd. L’Arbre à parole, Amay, 2002
Éclats, cinq poètes roumains, trad. Pierre Drogi, éd. Comp’Act, Chambéry, 2005 (figurent dans cette
anthologie, à côté des textes poétiques, aussi des textes théoriques)
Les Non-mots et autres poèmes, trad. de Linda Maria Baros, Pierre Drogi,
Jan H. Mysjkin et Anca Vasiliu, éd. Textuel, Paris, 2005.
Trois dossiers ont été
consacrés en totalité ou en partie à Nichita Stănescu dans les revues Europe,
n° 928-929, août-septembre 2006, n° 948, avril 2008, et Action poétique,
n° 189, septembre 2007. Ils présentent, à côté de
textes poétiques, également des textes théoriques. La revue Passages à l’Act
(éd. L’Act Mem) a récemment publié
(juin 2008), dans une mise en page qui fait mal la part entre présentation des
textes et textes de Stănescu lui-même, un autre court dossier intitulé « Arrêter
les verbes »
Quelques citations stănesciennes :
« La poésie est une tension sémantique vers un mot qui n’existe pas, qu’on n’a pas trouvé. Le poète crée la sémantique d’un mot qui n’existe pas.
« La sémantique précède le mot. La poésie ne
réside pas en dehors de ses propres mots. La poésie ne fait usage des mots que par désespoir. » («Les mots et
les non-mots en poésie », Éclats, op. cit., p. 51)
« […] je ne retiens pas par cœur tous les
poèmes que j’ai écrits, mais seulement les quelques motifs qui me déterminent à
en écrire d’autres... (« À propos des mots et du langage », Europe,
n° 928-929, p. 229)
« Ce n'est pas le
monde abstrait, Psyché, mais son mouvement, voilà ce que je voudrais voir si
nous pouvions le voir.
Alors mon âme à moi, Psyché, se troublant : que
fais-tu, me dit-elle, tu cherches à donner une définition à la poésie ! Tu
t'aventures dans un domaine qui te dépasse! Non, criai-je, je ne prétends pas
donner de définition à la poésie bien que de temps en temps elle arrête un
verbe et de ses yeux étonnés y regarde les êtres, eux aussi étonnés, descendre
du verbe. Ce qui se meut n'est pas prévisible. Ce qui n'est pas prévisible est
très difficile à définir. Peut seulement
être entouré de grands espaces immobiles, peut seulement être délimité. »
(« Mon âme à moi, Psyché », Passages à l’Act, n° 3-4, p. 90)
Enfin, sur un mode qui
conviendra particulièrement à la lecture des textes de l’anthologie permanente
du lundi 10 novembre 2008
« Il y a différentes façons de ne pas
comprendre quelque chose. » (Europe, n° 948, p. 292)
Présentation, bibliographie et choix de citations :
contribution de Pierre Drogi
En
français, une fiche Wikipedia
une
très belle sélection de poèmes (en roumain)
sur youtube, une vidéo,
interwiev de Stănescu (en
roumain)