On connaît sans
doute plus Françoise Collin comme philosophe et féministe (elle a fondé en
1973, à Bruxelles, Les Cahiers du Grif)
que pour ses récits. On dirait une ville
se partage en trois ensembles, deux de poèmes en prose, un de très brefs
tableaux de la vie ordinaire, et le tout est suivi d’une Chronique d’un été en vers libres. La cohérence du livre tient au
fait qu’il est une sorte d’autobiographie plus ou moins rêvée, travaillant les
effets de réel, jouant avec les temps et les lieux, avec les
"personnages" mis en scène.
Le livre s’ouvre sur la douleur, sur une faille, sur un meurtre, sur des
figures qui seront récurrentes, celles de l’ange et de l’oiseau – l’oiseau qui
sera présent jusque dans les dernières pages :
sous chaque vivant il y a un mort, l’un
mangeant la chair de l’autre
l’ange et l’oiseau se disputent les
restes
Ces figures
étranges et l’évocation de la perte reviennent, mais toujours comme des traces
de quelque rêve qui se déroule dans un
monde vide, de sable et de vent, un monde en partie dans l’obscurité où se
multiplient les mirages, les erreurs, les vues faussées :
on dirait une ville, c’est un cimetière.
On dirait un chant et c’est la dernière note d’un soupir. On dirait une
montagne, c’est un mirage.
C’est ce monde
sans couleur qui finit par être investi par une femme et l’espace s’emplit
d’immeubles, d’une ville. Fin de l’acte, ces « stances du peu, du moins
que rien » ne forment qu’une amorce de récit, et la seconde partie débute
par cet échec : c’est en un autre lieu que celui des immeubles et en un
autre temps « que se noue le
récit ». De nouvelles figures apparaissent, un homme, elle, et elles
dans un pays d’Afrique, un je enfin
qui s’impose. Désormais se succèdent des images fragmentées, des lieux divers,
des moments à des âges différents de la narratrice, le temps de ceux dont il ne
reste rien (« me souvenant du
parterre des tombes ») et le temps de l’enfance. Mais le récit ne se
construit pas pour autant, simplement le lecteur quitte les espaces de sable et
de vent pour des repères plus familiers — noms de villes, évocation de la vie
des rues avec sa population mélangée, d’un métier, d’un voyage, d’une
manifestation politique, évocation aussi de la solitude dès le
commencement :
oui silence au-dedans de moi. Dehors la
Seine charrie ses boues immenses sur les quais immergés. Je franchis le pont
comme un passage et toute la ville se fait don.
Le je se définit par ses activités
intellectuelles, vivant à Paris au milieu d’une population d’immigrés, puis
devient une musulmane, puis une femme noire, comme si la voix en je pouvait devenir l’ensemble des voix.
La distance — ou la proximité, c’est selon — est exclue, et ces nouvelles
« stances » sont toutes de nostalgie :
je n’étais pas née pour cette histoire
devenue mienne à mon insu. Je n’avais pas rêvé de cette manière ni de ce temps
métallique, brutal, quand je montais les chemins de campagne à vélo.
C’est encore un
récit impossible à conduire et s’impose la nécessité d’une nouvelle
rupture : « brûlant l’agenda
meurtrier, brûlant les dates, elle franchit le pont et le passage ».
La troisième
partie abandonne les proses en poème pour de minuscules tableaux de la vie
quotidienne, et d’abord — figure des immigrés — celui des oiseaux du Jardin des
Plantes, « qui étaient voués aux
antipodes » et composent une « communauté d’espèces étrangères certes soigneusement triées pour ne pas
se détruire — mais suffit-il de ne pas se détruire ? —, ni ennemies ni
amies, seulement confinées et abreuvées à la même eau stagnante ».
Ensuite, des scènes sans relief, de celles que l’on vit dans une métropole,
mais vues par un regard vif qui retient ce qui s’oublie : un achat, les
confidences d’une conductrice de taxi, une vieille dame morte dans la solitude.
Chacun, justement, dans sa solitude, « on
ne mentira jamais assez pour que ça s’arrange ». Alors que ce
troisième moment du livre débutait par l’évocation d’un homme et d’une femme
séparés dans un café, l’un buvant son petit blanc l’autre son petit noir, il
s’achève par l’image d’un je et d’un tu ensemble, encore dans l’imaginaire
mais pas celui d’un monde informe : « On rêve d’un jardin secret plein de pivoines, la main un instant
abandonnée à une autre main en guise de pacte ».
Ce ne sont pas
les derniers mots du livre, qui se poursuit par une Chronique d’un été. Les variations autour d’un lys, d’une rose et
d’un oiseau rapportent à une autre période (les événements de la chronique
remontent à 1968), qui garde un lien avec le début du recueil par la présence
de l’oiseau. Non pas un oiseau dans un espace gris, mais celui d’une campagne
avec prés, fruits, herbe, qui se définit peut-être par son unité : ce
n’est pas hasard si sont rapprochés le nom de la fleur, le lys, et celui d’une
rivière, la Lys (« un dimanche au
bord de la Lys »), comme si les éléments du monde naturel se
confondaient, quand c’était le temps du nous
et que « c’était le bonheur ».
Ce n’est pas non plus hasard si Françoise Collin laisse la prose pour le vers
libre, si sont repris plusieurs fois des ensembles de vers qui connotent des
jours sans ombre, des jours sans « rien
de compliqué » : c’était le temps du même, de la répétition,
celui du « nous » dans les deux derniers vers du livre :
Derrière la haie de peupliers
ton ombre traîne dans sa fiction
Contribution de Tristan
Hordé
Françoise
Collin,
On dirait une ville
éditions des femmes, 2008,
15€. sur le site Place des Libraires