Poezibao publie en trois fois cet article
d’Anne Malaprade sur le poète Pierre Rottenberg. A l’issue de cette troisième
parution, le fichier pdf de l’ensemble de l’article est mis à disposition des
lecteurs.
volet 1, volet 2
Pierre Rottenberg : texte-scénique, 3 et fin
La communauté à l’œuvre
Pierre
Rottenberg a peu publié, et considéré qu’un texte, qu’il paraisse en livre ou
en revue, en plaquette ou en ouvrage collectif, a un impact d’une vivacité
telle que son format d’apparition, finalement, a peu d’importance. La
publication est un cadre minimal et suffisant, apte à fournir à la pensée cette
scène capitale dont elle a besoin pour se distinguer et être perçue par autrui.
C’est pourquoi ses articles ne sont en aucune manière des écrits mineurs. Bien
au contraire, ils travaillent la littérature et questionnent son audace
politique et existentielle avec une assurance qui semble moins faillible que
dans des écrits plus vastes qui frôlent, pour certains, le fantôme du Livre. La
concision oblige l’écrivain à une justesse de ton et à une précision
stylistique qui donnent à ses essais une visée idéologique affirmée avec une
grande netteté démonstrative. De plus, l’article ou le chapitre permettent à
Rottenberg de participer à une aventure réflexive collective, qui s’intègre,
qui l’intègre dans le champ plus vaste d’une communauté d’écrivains et
d’intellectuels. À côté, aux côtés, dans la proximité, auprès, en compagnie,
avec, en parallèle à, en vis-à-vis : autant de formules qui désignent un
compagnonnage intellectuel que les articles de Pierre Rottenberg actualisent,
inventant le lieu — revue, ouvrage collectif, périodique — d’un
engagement politique qui soit également l’occasion d’une fiction formelle et
d’un dialogue ininterrompu, amplifié par l’œil et l’écoute du lecteur.
« Lecture de codes », paru en 1968 dans l’ouvrage collectif Théorie d’ensemble, est une contribution
majeure à un projet qui ne l’est pas moins. La lecture, annoncée dans le titre,
se métamorphose progressivement en son prolongement, l’écriture, tandis que le
code dont il est question se déconstruit au fur et à mesure que le texte,
justement, se tisse. « Lecture de codes », c’est-à-dire
déconstruction, au sens de Derrida, d’une série de lois et de schèmes
implicites qui paralysent et asphyxient la pensée contemporaine, étouffée par
un capitalisme assiégeant l’art jusque dans la culture. Lire le code, c’est
d’abord oser le toucher, avoir l’audace d’aller y voir, décloisonner des
disciplines et des impératifs catégoriques qui tiennent lieu et place de
vérités. C’est ensuite déchiffrer les archaïsmes de pensée et de représentation
qui régissent une vision du monde dont la dimension historique est
régulièrement effacée. C’est enfin lutter contre les conventions qui prétendent
que l’être humain serait prisonnier d’une essence hors de laquelle il
redeviendrait animal ou deviendrait monstre. Décoloniser l’être : telle
est l’ambition de l’intellectuel, qui propose aux individus des espaces dans
lesquels sa parole puisse être entendue, des lieux où il puisse dessiner la
généalogie piégée dans laquelle il a été contraint d’apprendre à vivre. Ces
espaces et ces lieux mettent en circulation des expériences, des textes, des
paroles, des témoignages, des projets qui réfléchissent ces « états
interdits » que le capitalisme censure par tous les moyens :
« menstruation, accouchement, possession des objets tels que outils, les
armes, les vêtements, liens divers avec les animaux, culture »[1]. États interdits pour
lesquels il faut avoir la force et le courage de construire une « certaine
chambre noire », qui, au final, se confond avec l’ensemble des interdits
qu’elle réunit et auquel elle donne la chance d’être traversés. Cette chambre
noire, c’est le dispositif fictionnel qui permet la symbolisation d’interdits
tranchant l’espace sans pour autant le murer définitivement. Espace qui
renvoie, bien entendu, à l’esprit humain, lui-même cloisonné et cependant
appelé à tenter le franchissement de certaines frontières.
Les
textes de Rottenberg approchent la multiplicité des consciences qui
(sur)veillent en chacun de nous. La plupart sont muettes, et seule la vigilance
attentive de l’écrivain a permis de leur prêter une voix, sa voix, aussi
indisciplinée qu’entêtée. Chaque page
propose un extrait de matière sonore provenant de l’intérieur d’un rêve :
l’inouï.
Contribution Anne
Malaprade
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