Un titre étrange, dont le sens ne s’éclaire pas tout de
suite même si on y lit d’emblée le mot Etna, un feuilletage qui révèle des
textes de formes différentes, poèmes, blocs de prose, romain, italique,
dispositions variées…, une table des matières qui laisse supposer une construction
très élaborée : voici les quelques éléments dont dispose le lecteur à
l’orée de cette lecture. Saisissante lecture par tous les chemins qu’elle
ouvre, les aperçus qu’elle dresse et cet entremêlement intime, brin à brin, de
l’histoire d’un tableau, un collage de Max Ernst (avec poème lié d’Éluard) et
celle du père de l’auteur, qui est sur le point de mourir et avec lequel elle n’aura
pas réussi à parler, jamais. Manque fondateur pour le livre et pour ses
interrogations ?
EtnaXios s’ouvre
par un avant-propos qui à lui seul mériterait une analyse approfondie tant ces
quatre pages sont denses : il s’agit ici de réfléchir sur la vieillesse,
le vieillissement mais en les considérant comme « mode privilégié
d’approche vers un inconnaissable », ce qui constitue, déjà en soi, un
formidable projet, dans un temps où tant d’écrivains dépeignent la fin de vie d’un
père ou d’une mère en peignant uniquement une insupportable déchéance !
Très vite un mot clé, l’anachronie (on ne sera pas étonné de retrouver, tout à
la fin du livre, la présence de George Didi-Huberman). Ce temps du
vieillissement, le sien cette fois, serait en effet pour l’auteur le temps
d’expérimenter tous les déplacements à l’intérieur de « ce lieu
paradoxal » qu’est un livre « contraint par la succession chronologique
et spatiale » de ses pages. Cadre obligé mais aussi bien rigide pour la
tentative ici menée d’une « superposition des réceptacles de l’expérience »
(en découleront la construction très sophistiquée du livre et les références
aux collages de Max Ernst et aux techniques de composition musicale – remix et
polyphonies). Il s’agit, au chevet réel ou imaginé du père, d’explorer ce « feuilletage
de mémoires » accumulées dans le corps au moyen de l’écriture qui va « détecter
ou créer des liens », « rapprocher ce qui est distant » en des
pages affranchies de la contrainte de la succession historique et où se
multiplient les approches : ébauches, fragments d’histoires, ou d’images.
Tout cela enraciné, ce qui le rend infiniment humain, dans la mort du père :
« la mort d’un père dans le père et l’enfant fonde l’écriture, ou la
féconde. Il s’agit d’une naissance » et « les rêves du père et de l’enfant
parfois se confondent, rencontrent par les ressources convoquées de la mémoire,
de l’art et de la lecture ». S’ensuit un parcours qui a quelque chose d’un rêve en ce qu’il
suit précisément le chemin de ces associations suscitées par la mémoire
personnelle, celle de l’enfance en particulier, rendue ici d’une façon très
forte, très prenante mais aussi la mémoire des images et des mots accumulés en
chacun. Avec en position-clé, la scrutation de « La Parole » d’Éluard
et du tableau qui lui a été associé par les artistes eux-mêmes, « La
Parole ou femme-oiseau » de Max Ernst. Travail de collage, de fragments
divers, ce tableau, Ernst et Éluard, l’histoire du père mais aussi du
grand-père, une photo. Emmêlement intime, tressage plutôt donc de l’histoire
individuelle, de la généalogie et de l’Histoire, lignée et appartenances, à une
époque, à un pays, à une civilisation. Inscription et construction par
souvenirs, généalogie, évocations de faits historiques. Et cette expression
très intéressante (p. 43) : « l’enfant au futur qui te
regarde », effet de rétrospective, l’écriture permettant de se déplacer
sur le curseur du temps, effet de résurrection partielle devant la destruction
annoncée, la disparition. L’ancrage et le rôle de « l’enfant au
futur », l’écrivain qui peut rassembler ces matériaux, leur donner forme
et sens par le collage. Ne s’agit-il pas ici de faire œuvre de recollement (au
sens ancien, fait de rejoindre, pour faire cicatriser) et de récolement (cette
dernière opération ayant l’avantage d’inventorier ici des matériaux d’origine
très diverse) ? Beaucoup d’effets de superpositions, de glissements d’images
les unes sur les autres : l’enfant (cette formulation recouvre aussi bien
l’enfant évoqué que la femme au présent dans son esprit d’enfant) regarde dans
une monographie de Malevitch deux reproductions, La Tête de paysanne et le
Portrait d’Ivan K et les identifie au couple de ses grands parents dont elle a
longuement contemplé une photographie. Appartenance large, au-delà du cercle
personnel, égotiste, généalogique : « l’étrange certitude de la
ressemblance ». Ce livre est aussi une très belle méditation sur le temps,
le temps personnel avec le vieillissement sans étroitesse
biographique et le temps collectif. Autre exemple de ce jeu très complexe des images en fondus
enchaînés, en fusions, le passage du tableau d’Ernst « A l’intérieur de la
vue, l’œuf » daté de 1929 à la rencontre de l’auteur avec son image dans
le miroir. Superpositions des tableaux, des photos, des images, des scènes de
rêve, méditation sur l’image et le temps des images. Double jeu autour d’un je,
le je dans le temps, depuis l’enfance jusqu’à EtnaXios (soixante inversé), identification à un présent assigné,
l’enfant dans la femme d’aujourd’hui et le futur de l’enfant dans sa tête et
jeu des représentations, celles de l’auteur, mais aussi celles de sa généalogie
propre comme celles de sa généalogie rêvée (Ernst, Malévitch et nombre
d’auteurs, peintres et écrivains). Dialogue incessant des temporalités et des
représentations, comme sait le faire le rêve, si apte à « faire paraître
le disparu » (p. 55). Tout ces éléments sont organisés, tenus par une construction
complexe, en miroir : I. Prologue, II. La parole même (1), III. Femme
oiseau (figure de la dis/parution 1), IV. Femme sans tête (figure de la
dis/parution, 2), V. La parole même (2). Ce livre parvient à donner une sensation très étonnante,
étrange du temps (séquence des boîtes, les pyxides, où l’enfant conserve de
« petits cadavres »). La femme-oiseau suscite une réflexion terrible
sur ce qui advient au visage dans le vieillissement « se défaire pour les
traits du visage n’est pas seulement s’effacer. Car s’aggraver. S’outrer »
(p. 66). Il y a comme chez certains des peintres invoqués une recomposition par
superposition d’images, cadavre d’oiseau et de jeune soldat mort (passe de
surcroît l’ombre du dormeur du val), une combinatoire d’éléments hétérogènes
comme dans les collages de Max Ernst et son roman-collage Perturbation ma sœur la femme 100 têtes. Au cœur du livre, comme à
la charnière de la construction en miroir, évocations des rituels et des rêves
de l’enfance « une stupeur plus grande, définitive ». Il s’agit,
dit-elle, d’atteindre la région de l’inarticulation
« pratiquer la langue d’inarticulation était le désir rêvé de l’enfant.
Son rêve d poème » (80) On l’aura compris, il s’agit là d’une œuvre complexe, dont
une ou deux lectures n’épuisent pas le sens. Un très beau livre qui conforte
dans l’idée donnée par son très beau Gai Nocher que Françoise Clédat est un écrivain à
suivre avec beaucoup d’attention. Contribution de
Florence Trocmé Françoise Clédat Sur ce livre, on peut lire aussi une chronique d’Angèle Paoli
EtnaXios
L’Amourier, 2008
17, 50 € -sur le site Place des Libraires
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