Le « texte » verbal – en tant que corps ... Avant
toute chose, je le vois, peut-être, non pas sur le papier, mais dans une sorte
d’espace créé « hors papier ».
Tout texte dit, dès lors qu’il offre un sens construit, est
« corps »... – comme un buisson qui tendrait vers le ciel. De ce
point de vue, il existe aussi des textes-« corps » inoubliables.
Ainsi, je sens la liturgie dans une église comme une espèce de « corps
spirituel » placé au sein d’un temple – « construite », elle
possède ses contours en forme de temple, ses formes se gravent dans la raison
et la mémoire.
Dans l’idéal, je ressens le texte poétique comme un « corps » de ce genre, à la différence des formes poétiques européennes classiques (quatrains, sonnets, etc.), chaque poème libre apparaît – je parle ici de son aspect « extérieur » – comme une espèce de temple unique, une sorte de structure verbale et spirituelle qui transparaît derrière les contours des mots et ne ressemble à nulle autre structure « canonique ». Cette construction unique (toute l’œuvre est d’un seul « bloc »), ces œuvres, graphiquement, exigent une unité infaillible de toutes leurs dimensions. Du moins cela m’occupe-t-il assez sérieusement. Dans ce souci du « corps » de l’œuvre sur le papier, je crois aussi qu’on trouve une trace de mes origines villageoises : ainsi tous mes poèmes portent-ils obligatoirement un titre (en cas d’absence de titre, je note simplement « Sans titre »), comme si j’étais incapable de m’imaginer une construction, n’importe laquelle, sans toit. Je peux dire la même chose sur la date ; je la vois entrer « constructivement » dans l’unité de l’ « édifice » de l’œuvre.
Les vers, le plus souvent, je les entends d’une manière
liturgique – et c’est peut-être ainsi que je les vois – pas encore parus sur le
papier, pas encore dressés au-dessus de lui. Ce qui compte aussi dans la
liturgie, c’est la mélodie, et le Parole-Logos, et l’intonation
« spirituelle » – conversation presque sans mots !– formée de
signes invisibles (« spirituels ») et visibles
(« rituels ») ; sans doute est-ce ainsi que je conçois « le
texte poétique en tant que corps et signe sur le papier », je veux dire la
vue générale d’une sorte de temple verbal lequel, étant lui-même une espèce de
signe général, laisse transparaître les signes plus « concrets » de
son contenu. Quand je veux qu’ils soient particulièrement mis en valeur, je les
note en italique, ou bien en séparant les lettres, j’introduis quelquefois des
hiéroglyphes et des idéogrammes, des « blancs » particulièrement individualisés
(eux aussi comme des signes, avec, chaque fois, un « sens »
particulier).
Il existe des cas où un poème isolé (généralement une forme courte) n’est qu’un
signe unique (c’est-à-dire que le « corps » du texte est resserré à
un seul signe).
Guennadi Aïgui, Conversation à distance, réponses aux questions d’un ami, [dans un journal littéraire yougoslave, Knijevna Rec, le 25 septembre 1985], dans Hors-commerce Aïgui, textes réunis et traduits par André Markowicz, Le Nouveau Commerce, 1993, p. 17-18.
Contribution de
Tristan Hordé
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