Idéalement, il faudrait qu’écrire un livre, ce soit quand on ne peut plus faire autrement. C’est le cas ici, où il ne s’agit pas de raconter un viol pour s’en délivrer, et les pages seraient réceptacles de ce déballage ; non, le livre est vraiment espéré pour ce qu’il offre, lui : un espace-temps où faire se réfléchir ce qui a été fait et surtout, ce qui a été dit, un espace d’écoute aussi.
Voilà comment cela commence :
« mon salaud tu bandes
il me dit mon salaud tu bandes
il me dit viens on va s’asseoir sur le canapé et dans le
canapé il me demande si j’ai des poils
je ne comprends pas la question elle est si simple qu’il
n’y a rien à redire comment deviner qu’une question se cache sous la question
des poils
des couillus me demande si j’ai des poils il glisse la
main dans mon pantalon et il me dit mon salaud tu bandes
comment pouvais –je prévoir qu’on est un salaud quand on
bande
d’ailleurs il n’y avait rien de prévu
donc je ne pouvais pas savoir
non ça impensable cette sale ouverture du corps »
Quand je dis « voilà comment cela commence », le « cela » est autant le viol que le livre, car je viens d’en citer les premières lignes. Écrire, donc, pour réécouter l’inouï, c’est-à-dire cette phrase inaugurale, puis celle-ci, un peu plus loin : « la bouche tu verras c'est comme un vagin ». De ces deux phrases, le livre recensera les répercussions tournoyantes ; un peu à la façon de Sarraute, sauf qu’ici, on n’arrive à rien : pas de résolution à la façon de « Ah oui, c’est cela, ça ne pouvait être que cela », on ne va jamais jusqu’à la lumière de l’esprit qui saisit enfin, on ne sort pas de ce trou où on est tombé. La dernière phrase, qui est bien l’aboutissement du livre, est tout aussi désespérante que la première, et elle est dite d’une voix ventriloque, preuve que les mots ne peuvent donner ce qu’on n’a pas : « le petit ludovic attend ses parents à la cave ». J’aime infiniment cette phrase qui préfère dire la vérité que consoler.
Cette vérité : « j’ai quand même toujours été petit », n’en demeure pas moins problématique. Elle est affirmée à la fin du livre, et infirme la phrase première : « mon salaud tu bandes ». Alors quoi ? La réponse est une métaphore inoubliable : « il y a du temps qui passe et du temps qui s’arrête nous sommes jonglés ». Cette image, la dernière du texte, le figure parfaitement, totalement, constitué qu’il est de fragments sans ordre apparent, éperdus ; chacun étant une tentative renouvelée - balle relancée – pour réfléchir à ce que ce viol a dit et décidé de soi. Mais c’est impossible : comment réfléchir à ce qui justement vous a ôté la capacité de réfléchir ? A ce qui fait que la tête depuis est partie dans tous les sens, et le corps on ne sait où ?
Cette interrogation n’est pas sans rappeler les livres
précédents de Ludovic Degroote, qui explorent tous l’espace mental qu’est
finalement un corps, sans rien d’autre à sa portée ; de même que Ponge a
dit : « On ne sort pas des arbres par des moyens d'arbres », ce poète
mesure notre finitude, qui n’est pas tant le fait d’être mortel (Ludovic
Degroote sait vivre avec les morts) que le fait de sentir tout le temps son
corps [1]. Et qu’il faut
malgré tout penser du communicable.
Or « le petit viol » non seulement l’a plongé dans l’incommunicable
(36 ans à en avoir le ventre « plombé », et ce terme se dit
aussi d’un silence), mais a détaché de lui son corps, plus précisément ce qui
en est le centre :
« jamais une caresse ailleurs pas un baiser pas un
geste au fond qui exprime une forme de tendresse ou d’attachement
(…) peut-être pour un adolescent est-ce une expérience
cruelle que celle du pur détachement à l’endroit même où nous chercherions à
nous attacher
or ce détachement-là ligote le corps par la privation
qu’il lui impose »
Effectivement gommé pour les autres parce que gommé une
fois par un :
« je comprends qu’on commence par violer une fille
si on veut en faire une pute l’essentiel est d’isoler le corps
tout corps isolé se supprime aisément »
Comme ces lignes l’indiquent, le propos du livre excède le seul souvenir individuel. Est abordée ici l’horreur de la trahison par excellence, celle qui consiste à instrumentaliser un être humain et, au moment même où il espère autrui, à lui fermer la porte de l’humanité. Dès la deuxième page en effet nous connaissons la seule lumière que l’approche de cet homme a produite dans l’esprit de l’adolescent, lumière qui s’est révélée mirage : « enfin quelqu’un qui s’intéresse à moi me prend me disais-je en considération pour ce que je suis amitié pure et simple ».
Maintenant je me demande si l'empathie avec les morts que Ludovic
Degroote a su dire dans le très beau Pensées des morts [2] ne vient pas de son
désir de trouver enfin une expérience commune sûre, irréfutable. Mais ce
livre-ci, comme on l’a vu, n’est sûr de rien, puisqu’il doute de l’essentiel :
qui a commencé ? Celui qui dit « tu bandes » ou celui qui
bande ? « j’ignore si ce que je suis est la cause ou la
conséquence ». D’ailleurs le surnom donné au violeur, « des
couillus », relève de cet indécidable : certes, dans
« des » on peut entendre le préfixe privatif car « dévisser
le nom dévisse la personne », mais tout de même, comment ne pas y voir
aussi un pluriel, parce qu’il y a au moins deux « couillus » dans
cette histoire.
Car tout le livre titube sous l’effet d’un dédoublement cauchemardesque en lieu
et place du rêve de la rencontre avec l’autre. Dédoublement qui prend parfois
la forme d’un emmêlement, comme dans ce passage où on ne sait pas si ce sont les
pronoms qui sont ambigus ou les voix plusieurs :
« tu es vraiment un salaud tu te rends compte si sa
femme et ses enfants apprennent de qui il s’agit tu fous une famille en l’air
tu n’as pas le droit de faire ça
tu me fais honte j’ai honte pour toi
tu me fais honte j’ai honte pour moi »
Dédoublement que de très fortes images gravent aussi, par exemple : « quand il baise sa femme est-ce que ma queue dans sa tête dresse la sienne ». Par de telles visions l’incommunicable est partagé. Toutes celles aussi qui inscrivent la cave réelle (celle où le viol a parfois eu lieu) dans la série mythologique des espaces auxquels manquent des issues : souterrains, labyrinthes. Mais là où le désarroi trouve vraiment sa voix, et la met au centre de chaque lecteur, devenu tout autant ventriloque que l’auteur, c’est quand ce lieu rappelle la forêt, et nous projette dans les contes où nous sommes tous allés au moins une fois, avec effroi et attirance : Le petit chaperon rouge, Le petit poucet, Les fées, auxquels il faut ajouter Barbe-Bleue, pour la pièce où il ne fallait pas entrer. Ces moments de réécriture de contes sont proprement hallucinants, car l’allégresse de l’écriture est telle qu’on ne sait si elle est fuite en avant ou retour dans la gueule du loup, si elle est plaie où l’on fourrage ou éclats de rire de l’enfant qui malgré tout joue, mais ce n’est pas mieux car il vaudrait mieux qu’il grandisse.
Le principe de réversibilité gouverne aussi le livre en tant
qu’objet, puisqu’il n’y a pas de 4ème de couverture mais deux couvertures, lesquelles,
tant dans la disposition des éléments que dans les couleurs de l’illustration,
sont symétriques l’une de l’autre. Par contre, en ce qui concerne les textes
eux-mêmes, le second, intitulé Un autre petit viol, n’est pas le premier
inversé. Si nous y retrouvons tous les fragments, c’est dans un ordre nouveau,
celui du classement alphabétique en fonction des premières lettres de chaque unité.
Y voir une trouvaille formaliste serait oublier ce qui est en jeu. Je considère
qu’il s’agit là d’une demande extrêmement modeste faite au langage : que
le désordre, ce tournoiement aspirant l’être, se calme, un peu, même si bien sûr
on ne peut compter sur l’alphabet pour donner du sens. Je ne chercherai pas à
deviner si la main du poète a parfois aidé ce hasard-là (le premier fragment
devient « à chaque ordre son sens » et le dernier s’achève sur
« sauvons le silence », cela « tombe bien »,
effectivement) car il n’est pas sûr que la poésie ne console pas du tout. Je
préfère être touchée par la pudeur d’attendre que ce soit l’ordre alphabétique
qui fasse surgir les anaphores et leur pathétique. Je préfère être touchée par
le courage qui consiste, dans un tel livre, à ne pas espérer trouver une issue,
avoir le dernier mot, qu’il soit
victorieux ou effondré.
De toute façon, quelque chose a été accompli, donné au lecteur : ce besoin
du livre que l’auteur a su alimenter en lui, cette façon de mettre une
expérience en œuvre, au sens propre, c’est-à-dire dans une forme née d'un acte
continué et peu importe alors qu’il ne sache toujours pas où il va. C’est ainsi
qu’il est comme nous.
Contribution d’Ariane
Dreyfus
Ludovic Degroote
Un petit viol
Editions Champ Vallon (2009)
Présentation de ce livre dans Poezibao
[1]
Dans La digue notamment, l’espace éponyme prend forme par le corps qui y
va et y revient, ce qui lui permet en retour
de donner accès à l’espace mental du poète, de dire ce qu’il est :
à la fois bloc noué et vide ouvert, préfigurant ainsi ce qu’Un petit viol dira.
Ce livre de 1995 (éditions Unes) est un des plus remarquables exemples de
lyrisme spatial que je connaisse.
[2]
aux éditions Tarabuste (2003)