Commençons par la
fin. Il est facile au polémiste Philippe Muray de dauber en 2003 sur ces poètes
lauréats – en visant le « mauvais goût sacerdotal » de Char, ou
l’« incontinence » de Perse. L’énurésie lyrique de notre romanesque
héros surtout, qui jamais ne « s’est exposé à la résistance ou la sanction
du réel, ce qui lui permet de demeurer éternellement une forme de démagogie
parmi d’autres ». Saint-John Perse, c’est certain, a joué cette carte-là,
du chant dégagé des contingences et des accidents de la biographie vérifiable,
et transcendant ses origines par l’apparat d’une langue magnifiante : la
banalité du propos – poncifs de l’enfance merveilleuse, des amours cryptées,
des voyages baptismaux, des rêveries à grand spectacle lexical – avec lui s’est
faite si délibérément emphatique qu’on aurait peu de peine à souscrire à cet
expéditif dégonflage de baudruche.
Cependant, la
plaisanterie n’épuise pas le sujet. Il fallait creuser le personnage, –
cerner le diplomate en vérité, afin de faire apparaître, en creux, la
personnalité du poète. Il y a peut-être en effet une sorte de tragédie dans ce
destin, et qui dépasse même la personne de Saint-John Perse. Tout le monde sait
que la biographie de la Pléiade est une création autosuffisante : rédigée
par l’auteur lui-même, elle réinvente les correspondances, affiche les aspects
solaires, et ne craint pas le démenti, tant elle fait dans l’assurance !
L’œuvre est ainsi donnée à lire comme le fait d’un être de volonté tout
accaparé de ses propres déterminations – indiscutables. Or la biographie
proposée par Renaud Meltz entreprend ce qui n’avait pas encore été tenté :
l’analyse exacte de ces déterminations, et partant, la correction nécessaire
aux angles choisis par l’aède pour se présenter au tribunal de la postérité.
Le souci de soi et l’attente de la gloire ont présidé à ce destin-là. Oui, mais sur quel plan, puisque, comme le dit le biographe, les deux faces du même sujet « n’ont cessé de se gêner ni de s’aider » ? Si l’on jette un œil au cahier central de photographies qui illustre le volume, on observe aisément une des caractéristiques du secrétaire général du quai d’Orsay Alexis Léger, qui, en ses fonctions officielles, s’appliqua tant à ne pas être le simple double de Saint-John Perse, – entendons à ne pas le doubler. Tout en en restant l’avatar … comment dire ? – profane, voilà. Position délicate, où chèvre et chou de l’orgueil du rhapsode et des convenances sociales ont à se ménager en permanence. Serviteur d’un nombre respectable de ministres des Affaires étrangères de la Troisième République, tous évidemment désintégrés par le jeu de la démocratie élective et la marche du temps, le secrétaire général inamovible a tenu son rang : celui d’un être essentiellement occupé de rédaction. Être là, aux côtés et aux ordres du ministre responsable, et se trouver ici aussi, à la table solitaire de travail, où l’on peaufine le compte-rendu, où l’on rédige la note confidentielle, où l’on chantourne le communiqué. Que voit-on donc sur ces photos ? Lors d’un intermède des pourparlers de Locarno, on observe, flanqué d’un jurisconsulte, un Léger encore jeune qui danse, mains dans les poches, auprès de l’artisan fébrile de l’impossible quiétude des Nations, Aristide Briand, lequel fait une brève pause dans le tétage de son éternel mégot ; à l’autre extrémité du cliché, Berthelot, celui dont Léger va prendre la place, par intrigue autant que par fatalité, pourrait-on dire. Quarteron de larrons sympathiques (on sait à l’envi les illusions que Briand a entretenues, sous son apostolat d’entre deux guerres), entre lesquels complicités et ambitions jouent, dans l’ombre des consciences, un curieux ballet : qui sert qui ? Et où sont les autres, les gens avec qui on discute de choses graves ? On dirait une scène tirée d’un Godot sans auteur identifiable : les acteurs marchent vers leur propre image. Et par conséquent, vide, l’image : simple portrait de pantins affairés à un rien, leur promenade de négociateurs, entre deux séances de parlote vaine. Autre cliché : Léger à sa table, nous offrant son regard de flamme séductrice, mains occupées à mimer sur le bureau la charge rédactionnelle, la rationnelle, sinon rassise, fonction du scribe de la République. Rien, là aussi : un poseur, sur papier glacé, dans l’attitude du sérieux assidu. Ce cérémonial solipsiste trompe-t-il qui que ce soit ? Enfin, les deux images les plus fortes : à Munich, à l’arrivée, sur le tarmac, Léger séparé de son ministre Daladier par les Allemands, qui n’ignoraient pas les aspects retors du secrétaire, et passant les troupes en revue, aux côtés des badernes nazies ; puis, en fin de conférence, le célèbre tableau de genre où l’on voit un Hitler lourdement triomphant, main sur le bas ventre, moustache et mèche lisses, yeux fixés sur l’avenir du Reich de Mille Ans, puis à son flanc, un Daladier cherchant du regard dans la coulisse une voie de dégagement, puis un Chamberlain décomposé, près à sauter par la fenêtre, et à droite les sinistres histrions Mussolini et son gendre-clone, entre lesquels notre romanesque héros. Un seul personnage, partout, regarde l’appareil de prise de vue et son opérateur : Léger, Alexis. Quêtant le suffrage des générations.
contribution d'Auxeméry, lire la suite en cliquant sur "Lire la suite"
On ne peut certes
tenir pour responsable des politiques illusoires ou bancales (de droite comme
de gauche) des ministres, un secrétaire général qui ne fut que leur serviteur,
même si revêtu de l’onction de la légitimité institutionnelle. Eux, auraient
pu, après tout, s’en séparer s’ils avaient estimé indispensable de le faire,
s’ils avaient trouvé sa présence inepte, et lui trouver une promotion qui l’eût
mis à l’ombre, ainsi que cela se pratique. Mais comme il a en quelque sorte
revendiqué, lui, de servir hautement la France au poste où il était, de même
qu’après en avoir été écarté, au moment où la Wehrmacht passait la frontière
belge, et être allé ensuite se construire un exil bougon à Washington, et faire
l’oracle auprès des alliés yankees, du moins des oreilles de ceux qui voulurent
bien les lui prêter, là-bas ; comme, d’autre part, il a abondamment jugé
ses maîtres, tout en pratiquant tout aussi abondamment la volte, le
changement de cap, le virement de bord enrobé de la rhétorique propre, et
nécessaire, à son activité officielle de faiseur de phrases alambiquées, mais
aussi d’une façon toute personnelle et subtile, ou retorse même, on ne peut non
plus l’exonérer tout à fait, et ne choisir de voir en lui que le fonctionnaire
respectueux des us et coutumes de la Diplomatie.
Et quant à l’autre Carrière,
en parallèle, en perspective cintrée, celle des Lettres, où le nom de gloire
doit venir s’inscrire, on ne peut évidemment dénier à Saint-John Perse, du
moins dans ses premiers poèmes, une solide assise, un charme
certain : ce mot-là toutefois, que j’emploie ici, il a été utilisé bien
plus à propos par un rimeur supérieurement obstiné, et ma foi, bien plus
convaincant, à mon sens, et penseur autrement fécond, et profond. Cela ne fait
pas passer facilement la mécanique soigneusement cadrée des ultimes
recueils, les allitérations claudéliennes tenant lieu d’intelligence des choses
(à la façon des pages initiales de Connaissance de l’Est, très pesantes,
à la limite de la facétie involontaire, dont le biographe donne un exemple
frappant, tiré d’un recueil de la fin), la fabrication des laisses lyriques à
coup de dictionnaire analogique, l’activation des réseaux de relations afin de
satisfaire la soif de reconnaissance qui sera finalement sanctionnée par le
Nobel, et l’autofiction de la Pléiade, la légende parnassienne pathétique.
Que nous donne à lire
cette biographie de Renaud Meltz ? Précisément, au total, un travail très
réfléchi, très honnête, de démontage du mythe, de ce dédoublement/doublage du
Diplomate et du Poète. Plus que les rapports de l’œuvre avec son auteur, c’est
bien la figure du personnage qu’il fallait situer en son temps, au lieu
de suivre les arrangements d’un mythographe avec sa propre histoire mêlée à
l’Histoire. Ce livre est le résultat d’une recherche (une thèse d’histoire, en
fait, ici centrée sur notre personnage) qui exploite les documents, fait les
comparaisons, produit les enchaînements, suit le protagoniste principal à la
trace, n’oublie jamais les témoins et les comparses, établit les connexions
cachées, fait le compte exact, sinon exhaustif, du crédit et du débit à porter
au dossier.
Un adjectif revient
plusieurs fois dans le livre pour qualifier le labeur poétique de Perse, et le
mot d’ailleurs n’est pas employé par des détracteurs, mais par les propres amis
du poète, celui d’« abscons » : comme si dans les cercles où le
diplomate se produisait, le poète crypté devait posséder ce titre de gloire à
inscrire au blason, l’obscurité, vertu d’essence du vaticinateur. Mais non, la
poésie de Saint-John Perse n’est pas absconse. Tous les codes finissent par
être cassés : les gens du chiffre dont les diplomates utilisent les
services savent cela. Les clés du message obscur sont toujours accessibles, et
patience suffit pour en venir à bout : la lettre dit toujours l’esprit pour peu
qu’on gratte le palimpseste, qu’on agence les indices, qu’on croise les sources
et les faits ! Qui parle dans Anabase ? Un prince de la parole que
l’action a déserté. La prise qu’il peut avoir sur le réel est de l’ordre de la
passe médiumnique : ce barde-là est un « enchanteur » dont le
flageolet envoûte de pauvres rats ; à force de polir l’événement trop
lisible, de gommer l’allusion biographique trop claire, de transposer la
banalité des choses, d’enfourcher les chevaux du dieu de l’inspiration,
respire-t-on le grand air des éloges et des péans, fait-on acte, vraiment, de
puissance, d’efficace ? Loin de moi l’idée de traiter de pure
fumisterie cette entreprise, de me contenter de la glose amusée de Muray
assimilant toute poésie à une « rhétorique aux alouettes », et
« proche des promesses électorales » (bien qu’à l’évidence, elle soit
cela, aussi, très souvent, et même dans ses manifestations les plus apparemment
anodines ou bancales), mais enfin, que dire des chants persiens, sinon qu’ils
constituent la vaste métaphorisation des épisodes d’une existence de fabulateur
inquiet de reconnaissance ? – Versets édéniques d’un artisan du verbe
appliqué à se déchiffrer à l’envers – à dire le réel au rebours de ce qui
tombe sous le sens pour qui est initié à la manipulation des messages, à mettre
en images rythmées les péripéties d’un destin lisible ailleurs, sans même
l’artifice du code, ni la légende surajoutée !
Le Narcisse valéryen
fut un monstre de probité et de clarté sous ses apparences de chanteur sombre
et malaisé à se faire saisir sous les frondaisons virgiliennes, au regard de
cette fiction légère (au sens de la désinvolture), qui parfume le salon
glorieux où se meut le Pindare du Quai. Frivolité, oui, d’un habile, qui
paria sur la foi qu’on ajouterait à ses imaginations, aux inventions du poète
pour dédouaner le diplomate, aux versets du barde pour enfouir le fonctionnaire
d’écritoire sous de considérables strates de solennelle beauté. L’Histoire, la
vraie, n’est jamais qu’affaire de réduction, de l’émérite au banal, du pompeux
au quotidien, et celui qui s’offrit à la postérité en homme de pure plume,
absent de ces contingences des contrats, des traités, des relations, des
comptes-rendus, il y prêta cependant la main, par fonction, et fonction qu’il
aima ; il fut le sublime gribouilleur de dépêches, de notes et de
rapports, par lesquels la Diplomatie s’entretient parfois plus d’elle-même que
des réalités ; il était apprécié pour cela, son style, indéniable ;
et tout réside, pour ce qui le concerne, dans ce fait nodal de la chronique de
la République Troisième : comment apparaître aux yeux de la postérité
comme l’antimunichois qu’on était sans aucun doute au fond de soi alors qu’on a
été le serviteur obligé de celui est allé signer, et qu’on a posé sur le document
photographique, en compagnie des assassins et des dupes ? Ce Rimbaud
claudélisé, en manchettes et complet-veston strict, au poste subalterne, mais
essentiel, où il était placé, a bien vécu là sa tragédie.
Toutefois, Saint-John
Perse a peut-être réussi ce que tout politique féru de littérature (un
Mitterrand, mettons, ou à l’étage inférieur, un Villepin, et des flopées
d’autres moins illustres, ou moins visibles) rate forcément : survivre en
effet aux contingences attachées au devoir de représentation, grâce aux
artifices rhétoriques de célébration du poète manieur, ou manipulateur, de
vocables. On a certes là l’antinomique d’un Chateaubriand, d’un rêveur roublard
passé aux Affaires, et puis se regardant depuis l’autre rive, mission
accomplie, et se construisant un mausolée à la mesure de ses songes. Alexis
Léger ne fut pas un profond politique lui-même, mais seulement l’éminence
décorative des salons de la maison du Quai ; son charisme de littérateur
déclaré abscons, pendant ce temps bizarre où la France hésitait à se connaître
en déclin, et jouait encore à être une des puissances régissant l’ordre du
monde, avant la révélation du désastre, ce prestige donne à son personnage une
manière d’autorité ; et le roman qui constitue la préface de l’œuvre
rassemblée sous la prestigieuse couverture, voilà peut-être le coup de génie
qui fait que l’aède atteint son but : la parole ailée vaut rédemption pour
les péchés de l’homme d’action, et plus de quarante ans après, on a intégré le
roman à l’histoire. La légende d’Alexis Léger fut ambitieuse à l’instar de
celle de René, qui n’eut cependant besoin que de son prénom pour séduire les
Ombres, et non d’un pseudonyme baroque, forgé entre deux déjeuners avec les
collègues du bureau (Morand, autre mythomane pressé, y participa). Elle a visé
à rétablir l’équilibre entre la plume serve du fonctionnaire et la plume
éminente du rhapsode. René corrigea les aspérités de son destin avec une autre
allure, tout de même : il instaura la mort en gardienne de son temple
érigé en grand seigneur ; Léger fit, au fond, banalement, des pieds et des
mains pour se garder vivant sous son jour avantageux de beau parleur arrivé.
Perse, affublé de son
aura de sainteté linguistiquement exotique, a trouvé en Renaud Meltz son Homère
attentif à décrire les roueries et les illusions du fonctionnaire dissimulé
sous les draperies. Il faut lire cette biographie parce qu’elle rétablit
l’ordre des figures : de l’icône formatée par le romancier de la préface
aux œuvres complètes – le lettré magnifique et détaché des pesanteurs, doublé
du penseur exact des accidents de l’histoire –, on revient au personnage du
réel : le fonctionnaire cardinal, gîtant au cœur du système diplomatique
d’un empire en voie de déliquescence dans une Europe en loques, face au Reich
revanchard et à la Patrie des Travailleurs ; d’une nation imbue de ses
principes et aveugle, minée de superstitions pacifistes ou bellicistes, selon
la loi d’alternance – ascensions et chutes également bouffonnes et/ou sinistres
– des ministères gérés par des finauds et/ou des incultes ; d’un pays au
seuil de l’effacement, et girant dans la roue du manège d’écureuil où se saoule
l’impuissance.
Il faut lire ce livre
qui ne s’attarde pas à faire le point sur les résonances de l’œuvre : elle
sonne plein, certes – mais qui l’écoute encore, qui peut encore prêter
l’oreille à ces tableaux de maître, ces couchers de soleil somptueux, ces
expéditions aux confins, ces confidences de secrétaire perpétuel de l’Important
? Ce livre brasse plutôt les données vérifiables de l’existence de celui qui
voulut se dévoiler en se cachant, à moins que ce ne fût l’inverse, et on se
passionne pour ce roman-là, qui n’est plus du mentir-vrai : du
pseudonyme ne trompant personne, de l’œuvre déchiffrable comme une dépêche à
clés, du résistant (à de Gaulle, d’abord, accusé de tracer la voie aux
communistes !) réfugié à la bibliothèque du Congrès par la grâce
efficiente de son ami Archibald MacLeish, du faiseur de mythe de la Pléiade –
et de tous ces acteurs qui l’entourèrent, les copains et les concurrents dans
la Carrière, les maîtresses et leurs cocus complaisants, les puissants, meneurs
respectés ou sires subalternes, des grandes heures de l’Histoire, qui passent.
Il faut aussi lire
l’ouvrage de Renaud Meltz pour ces savoureux extraits de correspondances ou de
mémoires de seconds couteaux, de comparses ou de figurants : on y verra
les piques et les doutes des thuriféraires patentés et des admiratrices, des
affidés et des collègues, tout un peuple proustien d’aristocrates de la
République du Mirage. On y découvrira par exemple, entre autres perles, une
lettre de madame Reine Claudel, épouse de pontife et de consul, réclamant des
sous au ministère de l’époux, pour ses frais de représentation, en syntaxe et
ponctuation de fille de ferme… Ou bien, quelque épisode où monsieur Léger est
amené, en navigateur de plaisance habitué à se faire balader par des marins
professionnels, à prendre, lors d’un congé, le commandement d’un navire en
difficulté du côté des détroits, entre Corse et Sicile.
Il faut enfin lire la vie d’Alexis Léger comme le solide opus d’un biographe armé d’un style de mémorialiste passionné par son sujet, cette figure de poète jumelé de son ombre carriériste, du diplomate de profession dramatiquement hanté de l’image de l’être de parole lumineuse qu’il rêva de léguer à la postérité, cette oublieuse obstinée.
Contribution d’Auxeméry
Alexis Léger
dit Saint-John Perse
par Renaud Meltz
Collection Grandes biographies
Flammarion
35 €
sur le site de l’éditeur