James Sacré avait rassemblé en 1993, dans La poésie, comment dire ?1, un ensemble de réflexions et
d’études sur la pratique de la poésie, notamment la sienne, ensemble où il
avait introduit des poèmes en prose. C’était sans doute pour marquer qu’il lui
était difficile d’introduire une différence entre les genres, et il ne
proposait d’ailleurs qu’une "définition" très générale de la poésie,
« l’expérience faite du langage, de
la même façon qu’on fait toute autre expérience : l’obscurité de vivre se
mêlant à celle des mots ». À un autre endroit de ce livre, il dit sa
réserve vis-à-vis des écrits sur la poésie : « Les mots pour parler de la poésie me semblent véritablement toujours
trop encombrants et dérisoirement prétentieux ». Dans ses
"vanités d’écriture", James Sacré ne fait que poursuivre ses
réflexions sur son activité de poète : elles sont présentes dans une bonne
partie de ses livres de poésie. Il rassemble également des études parues entre
1979 et 2005 sur des poètes (Rimbaud, Segalen, Roud, Ponge, Follain, Lely,
Chaissac, Sénac, Gaspar, Zanzotto), des auteurs qui ont réfléchi sur la poésie
(comme Bachelard), et sur le romancier et nouvelliste marocain Edmond Amran El
Maleh. Le livre s’achève par quelques pages qui précisent pourquoi les deux
ensembles, qui pourraient paraître étrangers l’un à l’autre, sont réunis ;
il s’ouvrait sur le titre : Prose
critique & poème sont dans un bateau..., et il s’achève par : Prose critique & poème sont toujours
dans le même bateau.
C’est cette union, ou ce qui revient au même la
séparation introduite par la critique, qu’interroge James Sacré – souvent d’une
manière faussement naïve qui invite le lecteur à se demander lui aussi pourquoi
il divise ce qu’il lit en genres sans communication. L’une des façons de
comprendre la relation entre critique et poésie, dans sa pratique, passe pour
James Sacré à la reconstruction sommaire de son itinéraire, de ses études
d’instituteur itinérant aux comptes-rendus pour des revues de poésie, en
passant par les travaux sous la direction de Greimas. Cela, pour bien marquer
que les hasards de la vie ont construit telle culture, qu’elle aurait pu être
autre, qu’il n’y a rien là qui expliquerait son questionnement. Il reconnaît
dans son activité critique des « gestes
de lecture » comme dans son activité de poète des « gestes de mots ».
C’est dire autrement que poème et article
commencent à être écrits en suivant la même démarche, « en écrivant presque n’importe quoi »,
et c’est ce brouillon qui est longuement repris. Proximité qui dure, et l’on ne
pourrait dire immédiatement d’où est extrait ce fragment :
Un grand champ que les saisons, l’économie de la ferme, le
travail et le plaisir quotidiens reprenaient sans cesse pour le cultiver,
l’arranger en carrés de fourrages et terres labourées qui se transformaient,
aux abords des bâtiments, en jardin potager et quelques buissons de fleurs.
Cette évocation de la ferme de l’enfance ouvre
une lecture de Ponge et l’on en lira d’analogues dans les livres de poèmes.
C’est une réponse à une question posée dans l’article consacré à Lorand Gaspar,
« d’une œuvre poétique particulière
qu’on aime, que peut-on faire pour en parler ? », c’est aussi
faire comme pour la lecture d’Al Maleh, « me faire plaisir à moi-même en passant dans ses livres comme dans une
maison ouverte ».
Sans doute James Sacré s’éloigne-t-il alors de la critique telle qu’elle est
(plus ou moins clairement) pensée / reçue dans nos habitudes. Il la rejoint
parfois quand il propose un survol historique sur le lyrisme, dans une note à
propos de Gilbert Lely. Pour l’essentiel, la division entre critique et poésie
reposerait sur une opposition entre travail d’un côté, désir de l’autre ;
non que le désir soit absent pour la critique, mais elle finit toujours par
répondre aux questions qu’elle a posées : le désir est satisfait, même si
le texte demeure une énigme pour elle. De l’autre côté, le poème « tourne autour d’une impossible question ».
Dans ces notes qui encadrent les articles
critiques, James Sacré affirme à plusieurs reprises le chevauchement de ces
deux moments de son écriture. Sa réflexion se veut très buissonnière, procédant
par touches et retours, doutes, questions, mais elle est très rigoureuse quand
il s’agit de réfléchir au statut de la poésie dans notre société — et le lecteur comprend ce qui sépare alors désir et travail : « La
poésie est peut-être ce qui dénonce le plus fondamentalement et visiblement les
honteuses manipulations de notre société marchande. La poésie, et les produits
agricoles. Et la main-d’œuvre bon marché.[...] La poésie n’est que par hasard source de profit. [...] Elle n’est pas le résultat d’un travail
qu’on puisse gérer. Mais plutôt celui d’un désir qui risque de déranger. Exit
donc, la poésie de la plupart des librairies, et des journaux qui entretiennent
la cote des livres rentables ».
Contribution
de Tristan Hordé
James Sacré, D’autres vanités d’écriture, Tarabuste,
2008, 18 €.