Le dernier livre de poèmes de Jean Ristat est un livre singulier : il est construit en partant des deux premiers vers du sonnet des voyelles de Rimbaud, cités en exergue (A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes), alternant pour chaque voyelle des transformations autour de sa forme (Entrées) et des variations qui incluent la couleur (Scènes, parties divisées en tableaux). Mais un intermède rompt cet ordonnancement, consacré à une récriture en vers du Voyage au centre de la terre de Jules Verne. Dans cet ensemble s’entrelacent des motifs que reconnaîtront les lecteurs de Ristat.
L’intermède, désignant une représentation entre les actes d’une pièce de théâtre, met ici en scène Otto Lidenbrock et son neveu le jeune Axel, tous deux venus du Voyage... de Verne, et un récitant. Les personnages sont suivis dans leur étrange parcours, qui les conduit à traverser « le miroir / De l’espace et du temps par quoi toute chose se / Multiplie à l’infini en se répétant » ; c’est donner à cet endroit (il en est d’autres) du poème une image du livre entier : il s’est écrit en partie par l’intégration de divers matériaux non pas repris tels quels mais bougés. Le livre est ainsi comme « la machinerie du ciel » où se font, se défont et se recomposent sans cesse des figures nouvelles. C’est bien là un théâtre : « Dans les fossés du ciel [...] toutes les couleurs / s’échangent ».
Ce ciel sans cesse changeant (« Le ciel en bâillant laisse passer la lune entre / Ses babines blêmes ») est présent dans tout le livre, fil à suivre comme le sont les divers fragments issus de la mémoire, du « loup bleu de la mémoire ». Ainsi le souvenir de la grand-mère et de l’adolescent « lisant dans la cabane / Au fond du jardin ». Aux bribes du passé se mêlent, extraits aussi des « Forêts de la mémoire », des lambeaux des œuvres lues, modifiés (« Il n’aurait fallu qu’un moment de plus » (Aragon, Le Roman inachevé) devient « Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être »), des motifs de la grande tradition lyrique, du XVIe siècle (« Un jour viendra où mes vers seront ta couronne ») au romantisme, ici représenté par Chateaubriand (« Levez-vous, orages désirés » changé en « levez-vous vents désirés »). S’ajoutent certaines figures de la mythologie, si vivantes chez Ristat1 ; interviennent le plus souvent les personnages nés « au milieu de l’archipel de mythologique mémoire » : Icare, Dionysos, Adonis, Médée, etc., à côté de « la mère isis au sexe de mygale » et de saint Sébastien.
Dans le complexe, et presque toujours très allusif, entrelacement des références, dominent les éléments pris à Rimbaud ; vie (« À marseille sur ton lit d’hôpital », mots (« bave », qui rappelle Mon triste cœur bave à la poupe »), transformations (« l’enfer n’a pas de saison ») et évocation rapide de l’énigmatique Hortense. Le personnage de Verlaine-Lélian est aussi convoqué, et de là le motif de l’homosexualité installé dès les premières pages :
Le poète porte un
chapeau gris perle et boit
Goulûment du rhum dans la cale avec un jeune
Malfrat qui le consolera de vivre encore
C’est bien à partir de Rimbaud, lu et relu, qu’est organisé ce théâtre, labyrinthe et, aussi, ensemble de scènes emboîtées les unes dans les autres. Les Entrées forment une broderie évoquant les images des anciens abécédaires : l’A girafe, l’ « E trident de Neptune », « L’U fer à cheval », l’ « O ogre / Bouche ouverte », etc. La lettre, donc, dessine une figure et, parallèlement, les sons font le sens comme, par exemple, dans « O la camarde ma camarade » ou dans ces quatre vers anagrammatiques :
Ici le rital en ristat
s’attriste à
La moquerie et ferraille comme un rasta
Tatoué tâte enfin rassis après la rixe
Un alexandrin circonflexe aux pieds tors
Pieds, ou plutôt syllabes torses des alexandrins : ici et là on compte 11 ou 13 syllabes.
Chacune des Entrées tisse un récit qui se poursuit dans les Scènes : il se déroule alors en intégrant les couleurs des voyelles. Ainsi, le rouge du I est appelé dans la suite des scènes par : s’empourprent, couleur de sang, lèvres fardées, pieds rouges, boues rouges, pourpres tentures, rubis, incendie, peau cramoisie, bonnet rouge, Titien, feu. On arrêtera là cette description d’un théâtre où la scène laisse découvrir les coulisses — elles sont alors une nouvelle scène —, où l’on traverse le miroir pour réapprendre, comme l’écrivait Rimbaud cité par Ristat, « la vie d’aventures qui existent dans les livres d’enfants ».
Contribution de Tristan Hordé
Jean Ristat
Le théâtre du ciel, Une lecture de
Rimbaud
Gallimard, 2009
24, 90 €
1 Rappelons notamment le titre de son précédent livre, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup.