Je publie ici le sixième
épisode de l'entretien infini avec Patrick Beurard-Valdoye.
Principe des entretiens
infinis,
épisode 1, épisode 2, épisode 3, épisode 4, épisode 5
Florence Trocmé, 2
janvier 2008
Je repensai à ce que j'ai entendu dans votre lecture (ndlr : gravure sur CD d’un récital
donné à l’Hôtel Beury*), avec ce dispositif particulier du casque,
qui induit une écoute particulièrement attentive... j'y pense en fait comme à
un récital de piano, avec ce sentiment que peu m'ont donné, que votre lecture
est profondément travaillée, que le texte a été dit et redit, joué et
rejoué ; il y a une sorte de fluidité dans votre lecture qui est très
prenante et qui permet un autre accès à votre texte. Je crois qu'il faudrait
avoir le courage d'enregistrer tout le livre (il s’agit du Narré des îles Schwitters) petit à petit ou de très substantiels
extraits en tous cas..... On sent que vous avez le texte en voix et en bouche
(la voix qui vient non pas de la bouche ou de la tête, voix de tête, mais du
gosier, du texte qui se forme dans la gorge ? J'aimerais bien que vous
développiez ce point... d'autant que là encore nombreux rapprochements sans
doute possibles avec la musique et la pratique et la technique des chanteurs ?)
Patrick
Beurard-Valdoye, le 10 janvier 2008
Ce que vous relevez de l’écoute du récital « Schwitters du nord à la
mort » confirme ce que, je crois, nous sommes nombreux à envisager désormais,
à savoir que le livre est un médium parmi d’autres dans les arts poétiques. Je
ne conçois pas mon activité sans publication livresque. Mais la
« publication orale » m’est aussi nécessaire. L’expression en revient
à Michèle Métail, même si je l’emploie dans un sens légèrement différent. C’est
que, en effet, le récital de poésie est un moment par lequel le texte apparaît
sous un nouvel éclairage. Le public de plus en plus nombreux à ces lectures,
lorsqu’elles sont organisées avec sérieux, ne s’y trompe d’ailleurs pas. Le CD,
le DVD permettent d’autres ouvertures, d’autres révélations, qui s’enrichissent
du contexte d’écoute. La « communauté seconde » dont parle
Jean-Christophe Bailly à propos des lecteurs d’un livre, s’élargit et s’incarne.
Permettez-moi de contester un peu votre « joué et rejoué ». Il ne
s’agit pas de jouer, à l’instar d’un comédien. Il s’agit de rechercher, avec la
complicité du public, dans le tâtonnement, le prolongement vers le dehors de
cette voix interne qui accompagna l’écriture solitaire. Là se situe le travail.
Cela peut prendre du temps. Mais dès lors que cette voix disparue est localisée,
un désir d’oubli s’ensuit. Le passage ne peut plus guère être lu pendant
longtemps, à moins de nausées. A vrai dire, ces moments devant un auditoire
sont aussi des phases d’expérimentation. Il m’arrive parfois de me
« planter », en ce que je ne parviens pas toujours à être entièrement
dans le texte. Dans le CD que vous avez écouté, je crois pouvoir dire que les
conditions étaient optimales. Tous les auteurs intervenus à l’Hôtel Beury
savent que les conditions y étaient hors pair, l’accueil extrêmement
chaleureux, l’écoute de l’auditoire concentrée, l’acoustique bonne, et la
qualité d’enregistrement très professionnelle. Il se trouve en outre que
j’entretiens avec Bernadette et Philippe Coquelet une complicité depuis
l’ouverture de leur centre d’Art et de littérature, qui eut lieu au moment où
j’écrivais Mossa. Ils m’ont beaucoup
soutenu. Autant dire que je ne pouvais qu’être porté par cette bonne énergie,
pour être au mieux dans mon récital.
Vous savez, j’ai accueilli tant d’auteurs à l’Écrit-Parade**, et
j’ai pu apprendre à quel point l’accueil et le suivi de l’auteur influaient sur
la qualité de la lecture. Condition nécessaire, pas suffisante bien entendu. A
l’inverse il m’est arrivé d’avoir une forte fièvre au lendemain d’un récital
mal organisé.
Vous évoquez l’éventualité d’enregistrer tout le livre petit à petit. C’est une
idée que m’a déjà soumise Laurent Cauwet (Al Dante), et qui m’intéresse au plus
haut point. Mais franchement, je ne vois guère de lieu, à l’heure actuelle, en
France, susceptible d’organiser cette manifestation, qui demanderait pas mal
d’engagement et d’investissement pour que l’enregistrement puisse se faire dans
les meilleurs conditions, devant un public. Car vous comprenez que je
n’envisage pas d’enregistrer dans le climat aseptisé d’un studio. Peut-être un
musée, ou un théâtre ?
Pour revenir enfin à cette question de la voix, je dois préciser que je n’ai
aucune technique vocale acquise autrement que de façon empirique et, là encore,
par tâtonnement. J’ignore donc si ma voix est de tête, de bouche ou de gorge,
et, pour être franc, cela ne m’intéresse guère. Cela concerne plutôt les
chanteurs lyriques. Ce qui m’intéresse en revanche, ce sont les incidences de
la voix (et du corps) dans la phase d’écriture ; comment l’oralité, dans
cette prescience du dire en public, peut induire une modification du texte au
moment de l’écriture et, corollaire, comment lors du récital, mon corps peut
être porté à prolonger physiquement le poème toujours en train de se
construire.
F.T. les 10 et 17
février 2008
[...] Dans Diaire, je me suis
arrêtée longuement sur les environs de la page 65, une très belle évocation de
l'eau et j'ai noté : un art du paysage, une description qui est de promeneur,
qui naît du pas, de l'arpentage, de l'enlisement, de la baladerie. Extrême
souci du détail juste : voir la scène de pêche de l'étang vidé, détails comme
croquis, croqués, mots comme autant de poissons dans la nasse. Je n'avais pas
encore noté l'acuité de son observation. Il n'invente pas de loin ce qu'il
décrit, il donne le sentiment de décrire sur le motif, avec une justesse et une
attention extrêmes (comment travaille-t-il, notes incessantes ?, croquant le
réel comme le peintre avec son carnet de dessin, carnet de desseins alors, pour
transcrire une attitude, un éclairage, une posture, un objet ?)
Je voulais aussi, au fil de l’eau, évoquer cette question : vous vous
souvenez certainement de l'affaire dite de la mémoire de l'eau.... affaire
classée et de façon assez infamante pour son inventeur. Mais j'ai toujours
gardé cette idée en tête, incapable d'en juger sur le plan scientifique, mais
la trouvant très belle sur le plan métaphorique. Il me semble que pour vous il y
a une mémoire du lieu, de chaque centimètre carré de terre parfois dans
certaines régions et qu'il vous arrive de travailler sur ces lieux en prélevant
comme on le fait dans les glaces des pôles, des carottes que vous explorez
ensuite strate à strate. Il me semble que c'est une des clés de lecture de Diaire, à partir des lieux fréquentés
par Jeanne d'Arc...... même chose pour les mots, il me semble, que vous
pratiquez une sorte d'archéologie des mots, les grattant à la petite cuiller
pour savoir ce qu'ils peuvent nous dire du temps passé (mais aussi présent).
P. B.-V., le 25 février 2008
Affaire classée, comme vous dites. Je serais curieux de savoir ce qu’est
devenu le chercheur iconoclaste, dans quel placard d’un sous-sol inondable on
l’a relégué.
Il y a également, dans mon esprit, cette sorte d’évidence que les éléments ont
une mémoire. On sait que des informations sont engrangées dans les cellules.
Quant au dogme de Pasteur, selon lequel de l’inerte ne peut survenir du vivant,
n’étant pas membre du clergé, je n’ai pas besoin de m’y soumettre.
Donc, en arts poétiques oui, tous les jours on vérifie que l’eau, qu’un site,
qu’un objet, qu’une machine, qu’un nom, sont dépositaires d’une mémoire ;
d’une histoire pour commencer. En ce qui concerne le mot, il s’agit de
considérer le nom en tant que nom propre ; et de voir en chaque nom un
lieu. Pour ensuite glisser du lieu commun à ce que j’appelle le lieu propre.
Il y a en effet une sorte d’archéologie du présent, et votre image de la petite
cuiller nettoyant le mot semble convenir, littéralement, à cette notion de lieu
propre lié au langage. Il m’arrive du reste dans les phases de recherche de
jouer à l’archéologue amateur, en creusant dans le sol. Ainsi en Norvège sur
l’emplacement de l’œuvre-atelier détruit de Kurt Schwitters j’ai creusé, j’ai
recueilli des objets, des matériaux, ce qui m’a donné des informations pour
écrire.
Je retiens aussi des archéologues, que le mot de fiction ne se pose pas, comme
dans mon travail littéraire. Reconstitution est le mot correct.
Il y a, à partir de ces carottages, une réorganisation des savoirs en fonction
d’une trajectoire et d’un autre rapport au temps, hors histoire si l’on veut.
Une des difficultés consiste évidemment à trouver l’articulation, la ligature
entre les strates mises en évidence, qui résulte d’un désir, par exemple de
souligner une « concomitance d’espaces ». C’est là que l’analogie
avec le principe de concrétion semble jouer. Une agglutination, une
sédimentation organique de la matière première. Dans Diaire le travail s’effectue beaucoup à partir de chroniques
locales ; dans Mossa, et par la
suite, la fixation d’une transmission orale devient un enjeu majeur : la
captation d’une évaporation du dire, avant sa disparition, au-dessus du bassin
de la Meuse, ou bien du Neckar dans La
fugue inachevée. Dans les deux livres je m’étais fixé comme limite la
mémoire humaine vivante, et j’ai travaillé avec des quasi centenaires,
notamment à Stuttgart, où des seniors me racontaient leur enfance pendant la
Grande-guerre. Au bord de la Dieue, dans la région de Verdun une dame de
quatre-vingt seize ans m’a raconté les conflits civils locaux liés aux
conséquences des lois Combes de 1906 (c’est d’actualité n’est-ce pas ?).
Je disais sans cesse merci et voulais la laisser se reposer, quand la dame me
répliqua : « ne me remerciez pas, vous me faites me remémorer les
plus belles années de ma vie ». J’ai saisi alors le double sens de ma
méthode de travail : je ne faisais pas que prendre…
F.T. le 17 février 2008
[...]Une autre question à partir de cette comparaison que je fais de votre
manière de construire le texte avec les objets fractals, cette répétition d'un
même motif à différentes échelles. Il me semble que certains de vos textes
procèdent par prolifération, se réengendrant à partir d'un point donné. Il y a
parfois comme un point séminal (un lieu, un personnage, une anecdote, un fait)
et à partir de ce point, l'écriture prolifère en ramifications successives.
P.B.-V., le 25 février 2008
Je me suis intéressé aux théories de Benoit Mandelbrot au moment où je
commençais mon « cycle des exils ». J’y retrouvais une préoccupation
envers la forme, les changements d’échelle, et bien entendu le hasard. Votre
rapprochement est donc juste. Mais pour séduisant qu’il fût, j’ai abandonné ce
commentaire sur les objets fractals assez rapidement. Car toute modélisation,
en ce qu’elle est système, laisse peu de place à l’empirisme, à l’intuition,
sauf dans la démarche même du théoricien (j’adore par exemple le fait que
l’invention de l’oxygène liquide – et partant de l’éclairage au néon – repose
essentiellement sur une erreur, et sur un thermomètre défectueux).
Mon approche est un refus du système, du modèle qui impose sa loi. Si j’invente
un système, comme ce fut le cas dans Les
noms perdus, élaborés à partir de listes de toponymes disparus dans des
communes, je m’en lasse très vite. J’aurais pu poursuivre cela ma vie durant,
mais à un moment, même si j’ai par ailleurs une admiration pour l’art de Roman
Opalka, j’éprouve le besoin de passer à autre chose.
Mais vous avez Florence, raison, ces points à partir desquels les énoncés
s’engendrent et prolifèrent, semblent jalonner ma pratique. C’est l’approche du
randonneur en montagne : vous longez un flanc de montagne, vous repérant
par rapport à la cime autour de laquelle vous croyez tourner, puis vous vous
rendez compte que vous avez changé de sommet, et très rapidement vous perdez
vos repères. Parce que le point de vue change sans arrêt, ainsi que les points
de repère. J’ai compris cela en marchant dans les Ardennes au moment où je
réfléchissais à ce qui allait suivre Allemandes,
c’est-à-dire, conçus dans leurs grandes lignes, Diaire et Mossa. Je crois
ne pas être très loin de la pensée de Walter Benjamin, et sans doute de cette
notion adornienne de parataxis :
cette nécessité de tourner autour de la vérité, pour en appréhender tous les
aspects possibles.
La figure gouvernante est, approximativement, la spirale. C’est certainement
l’apport de mes lectures de Goethe. J’ai été tellement heureux de la retrouver
comme principe de création chez Kurt Schwitters. Je m’en suis servi aussi pour
une métrique singulière par endroits.
La notion de répétition est importante. Elle m’a parfois été aimablement
reprochée. Encore faut-il s’entendre sur la notion de répétition, en effet.
Dans La Fugue inachevée, plus
précisément dans « le méridien de Lucile », revient une sorte de
leitmotiv évoquant le vent sur Bopser, les sons du clocher de la collégiale de
Stuttgart. En fait il y a chaque fois un léger bougé du motif, grâce auquel le
lecteur peut repérer par un indice l’époque, que ce soit celle d’Hölderlin,
d’Arthur Rimbaud, de Henri Dunant, de la guerre de 14, de Paul Celan, ou de la
Rote Armee Fraktion. L’on revisite apparemment le même point géographique, peu
à peu usé jusqu’à être métamorphosé par l’histoire, ce qui fait qu’en fin de
compte on ne repasse pas par le même point. C’est comme un orage qui tourne
sans cesse dans une vallée encaissée. Hölderlin ne nous a-t-il pas enseigné
cela avec merveille ? Ou bien Monet ?
(à suivre)
©Patrick Beurard-Valdoye et Florence Trocmé
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*Hôtel Beury : voir le site. Aujourd’hui, malheureusement, les activités
de l’Hôtel Beury ont cessé
**L’Ecrit-Parade, manifestations organisées par Patrick
Beurard-Valdoye à Lyon