Évoquer la mort d’un proche n’est pas sans risque de pathos,
risque accentué si la langue du poème est celle adoptée pour ce faire. On sait
les réussites, si on peut oser ce mot, de Jacques Roubaud, de Claude Esteban,
de Valérie Rouzeau et de quelques autres, pas si nombreux finalement. On ouvre Nono, on sait qu’on tient un livre de
deuil (fait-on toutefois jamais le deuil de quelqu’un ?...), la quatrième
de couverture écrite par Jacques Josse prend soin de nous préparer à la lecture
(qui lui, parle de « tombeau »). On ne connaît pas forcément
l’écriture de Thierry Le Pennec, cet agriculteur qui n’est pas de ceux que dénonçait Paul
Lafargue dans son Droit à la paresse,
de ceux qui passent leur temps courbés sur leurs terres « et jamais ne se
redressent pour regarder à loisir la nature », sûrement que non, mais de
ceux qui cessent le mouvement aliénant du travail et de la vie et prennent le
temps d’observer et de noter (il suffit de lire Sur la butte et Néo et Un pays très près du ciel*), les poèmes de Thierry Le Pennec sont
souvent choses vues et entendues, et vécues ; ça suit son cours.
Une part de moi ne va pas bien
celle appelée le frère celui qui est
sur un lit d’hôpital avec la tête
un pansement une bête noire dessous
…
L’un des premiers poèmes nous apprend déjà quelle sera l’issue de la maladie.
Jamais le poète ne poétise, n’idéalise le frère, n’accuse la mort, voici un
livre de constats de vie et de mort, comme le paysan qui suit les saisons et le
calendrier des tâches agricoles, une certaine fatalité toute terrienne imprègne
l’ensemble, parce que « la vie ne s’arrête jamais » est-il repris de
Ben en fronton d’un poème. Avec pudeur (le frère, c’est « le frère »,
pas « mon frère ») et avec tenue, Thierry Le Pennec effectue des
va-et-vient entre leur passé commun et les visites à l’hôpital, comme si, et
sûrement parce que, ces visites éprouvantes
et maintenant deux tubes
envoient de l’air dans ses narines
il a repris quelques couleurs
de sa bouche quelques mots sortent
compréhensibles mais
le reste ne l’est plus il reste
couché toute la journée attend
les visites et surtout
l’opération qui arrangera tout
…
comme si ces visites devaient être rattrapées par des moments de jadis ou de naguère
revus du coup sous un autre angle à cause (ou grâce ?...) à la maladie (la
conscience de la mort nous rend plus vivant),
visage du frère en face du mien
à la table dressée dans sa cour
sous le parasol nous buvons un thé
j’écoute
les mots qu’il dit
de sa vie depuis tout petit nous étions
déjà là en face l’un de l’autre
…
Thierry Le Pennec a une langue rude, directe, adhérant à une prosodie tout
autant rude et directe, au vers cassant, cassant toute tentative de laisser
passer cette émotion exagérée qu’on appelle pathos,
on finit presque par s’habituer
à vivre près d’un mourant que l’on visite
tous les jours cette fois je le masse
d’un côté puis de l’autre avec une huile
spéciale
…
La mort du frère survient au centre du livre (pas un hasard, il fut au centre
des vies qui l’ont accompagné jusqu’au terme), suivent alors, brutement
relatés, les après d’un enterrement, les rituels,
lettres de regrets messages
sur le haut du buffet auxquels on répond
par des remerciements quelques voisins
sur le pas de la porte qu’on fait entrer
même s’ils n’ont pas connu le défunt
ils nous connaissent nous
qui sommes du même endroit sur la terre
et compatissent
la casquette à la main
La vie ne s’arrête jamais, il l’a écrit, dans la cruelle présence de l’absence
(et après la mort du frère, le poète continue de faire l’amour avec sa femme,
c’est aussi simple), la vie continue plus que jamais dans la coupure des vers,
c’est à cet endroit que la douleur contenue du poète se fait entendre ;
qui avoue « je suis le seul qui ne pleure pas », c’est la raison de ce livre, qui comme pose une fleur sur une
sépulture à la Toussaint :
je n’aurai pas cru
que
ce geste
serait à faire.
Contribution de Jean-Pascal Dubost
Thierry Le Pennec
Nono
La Part Commune
10 €
Thierry Le Pennec : né en 1955 dans la région
parisienne, il vit dans les Côtes d’Armor. Il est agriculteur et jardinier et
vit plutôt à l’écart du monde littéraire. Il a assez peu publié, et
confidentiellement jusqu'à ce qu’il soit révélé à un public plus large par le prix
de poésie 2005 de la Ville d’Angers, édité par L’Idée Bleue, livre comportant
une postface de Valérie Rouzeau « Quand même on a lu Ted Hughes et James
Sacré, on n’a pas l’habitude que les poètes se juchent sur le siège d’un
tracteur et de là voient, de là écrivent. Thierry Le Pennec est terrien,
paysan, jardinier : il sait trouver un "brave chemin″ et voici du
connu très étrange, de l’inconnu bien familier. […] Un homme aime, il pense, il
rêve, il note direct ».
*Il a publié :
Crépuscul’télégraphe, La Nouvelle
Hermine, 1986
Un immense, long et douloureux poème,
La Criée, 1989
Locquervezen, Interventions à Haute
Voix, 1994
Sur la butte, Wigwam, 2000
Néo, Blanc Silex, 2003
Un pays très près du ciel, L’Idée
Bleue, 2005
D’humus et d’eau fraîche, Contre-Allées,
2006
Nono, La Part Commune, 2009