Une table reprend les titres des
9 ensembles dont se compose Vues
prenables : "Bonté des planches" pour le premier,
"Toutes les nuits", "Nadja vieillie", « Vues
prenables », etc., et pour finir "Le théâtre des opérations".
S’agirait-il de la réunion de poèmes déjà publiés dans des revues ? Oui,
mais quelques motifs entrelacés unissent fortement ces groupements. Le premier
et le dernier titre suggèrent la place prédominante accordée à l’illusion, aux
masques du théâtre et de la vie aussi. Ce que confirment les pages de
couverture ; la quatrième : là «
se jouent et se donnent à voir toutes les nuits des vies sur les planches
[...]) ; sous le titre, une belle photographie qui ressemble à un tableau :
dans un paysage de bord de mer (ou de lac ?), au bord d’une route, des
hommes et des femmes rassemblés sur des gradins provisoires regardent un
objectif, scène elle-même fixée par Étienne Faure...
Le lecteur pourrait reconstituer
tout au long du livre une série de spectacles, celui découpé par le cadre d’une
fenêtre ou de la vitre du train, celui de marchands qui crient leur
marchandise, ici des pommes de terre (on pense à une prose de Jacques Réda sur
ce thème et à une page de Proust sur les cris dans la ville), celui des décors
d’un papier peint (« ici offrant
l’illusion du feuillage / d’une toile de Jouy [...] » ou de la scène
avec sa « neige en papier tombée sur
les planches ». On y trouve Molière et Jouvet, des vers de Hamlet (I, 5, dans la traduction d’Yves
Bonnefoy), les figures classiques de l’arlequin (« chacun recoud son habit d’arlequin »), du souffleur et des
acteurs « sous le fard »
et, partout, des masques, ceux du carnaval à Venise ou des visages composés.
L’illusion peut-elle s’achever ? À la fin du spectacle, « les morts se relèvent, bonté des planches, /
ce soir encore saluent ». Fin provisoire, les acteurs remonteront sur
la scène — mais le soldat (ou le poète ?) commencera-t-il une nouvelle
lettre ? :
— Bon, je vous quitte, le devoir m’appelle :
ainsi finiront les lettres du
soldat
(on encore on frappe à ma porte)
ayant recours à des soudains
prétextes pour sortir
du texte, cesser d’écrire,
interrompre ici par providentiel
accident humain
son infini propos, le faire mourir.
Mourir. Tout n’est pas que théâtre, et la mort est un autre thème de ce livre
singulier. La mort est là, dans l’histoire, avec l’évocation de la guerre, des
exécutions sommaires, de la Commune de Paris. Elle est aussi dans le temps
quotidien, avec la photographie d’une femme (« la mort / l’aura surprise »), avec une autre morte « dans la glaise et les vers », avec
les figures des gens errants « sans
plan, sans soleil, sans but », et sans cesse avec la présence forte de
la nuit, « cette répétition sans fin
chaque soir ». C’est alors que le corps mime sa fin (« Les corps endormis ont des poses de
morts ») et qu’il disparaît :
Nous mourrons , es-tu sûr,
dans une chambre de passage
sans électricité
— pas même les quarante watts au secours des peurs —
[...] puis
la mort, brièveté des jours
Autres formes de la mort, les pertes qui s’accumulent, celle des livres de
l’enfance « pour apprendre à dire, /
maintenant disparus, détruits », de tous les objets oubliés devenus un
jour « simples natures mortes »,
des amours, des souvenirs qui s’effilochent — le lait n’est plus distribué dans
Paris, à l’aube, devant les portes...
Étroitement lié à la hantise de la mort et aux masques, le thème du passé est
constamment présent. Il se lit par exemple avec la figure d’Odette Champdivers
(le nom est un programme...), favorite du roi fou Charles VI, "petite
reine" qui se substitue à la reine Isabeau de Bavière. Il est encore avec
von Aschenbach, le personnage principal du roman de Thomas Mann, Mort à Venise :
[...] à la fin Aschenbach
dégoulinant sous le masque où le
mena
à mort la beauté qui lui montre
du doigt encore
le large
Le passé, aussi vivement, est dans la langue, dans l’usage de mots qui ne
font pas partie du vocabulaire commun (vocabulaire technique ou archaïque)
comme une litre, pétéchie, ire, ou
dans les fragments cités, fonds commun sans référence, — de l’automne malade et adoré d’Apollinaire à un vers
de Villon ou de Shakespeare ; s’ajoutent des titres (Les pas perdus), des noms d’écrivains et de peintres, Flaubert,
Sade, Véronèse, Genet, Apollinaire, Bruegel, etc. Peut-être le passé et tous
les jours n’existent-ils que comme un « inventaire de mots », tous ceux déjà présents dans les livres
et tous ceux à arranger, mots « menus
puits de lumière », seule trace de ce qui est : quand la maison
est vide, « rien de ces lieux ne
reste, hors le mot, [...] ce mot / à
redire, épeler, crier, pour le remplir de vie ».
Étienne Faure cite en épigraphe Henri Thomas, avant un poème titré "rien
vécu " : « J’ai
compris que l’écriture remplace la vie, enfin qu’elle essaie, que nous essayons
de vivre deux fois ». Ce programme est donné d’une autre manière dans
le poème "les vues prenables" ; rien du « saisissement original » devant le
monde ne peut être reproduit, il faut créer « un autre organisme » qui « offre une énième fenêtre ou vision ouverte, à son tour /vue prenable ».
Le livre d’Étienne Faure réussit cela, donner à voir autrement tout le chaos
des jours, cette « zone de cabotage,
clapotis, charabia ».
Contribution de Tristan Hordé
Étienne Faure
Vues prenables
éditions Champ Vallon, 2009, 12 €.