Art poétique
Que la paix emplisse votre ombre
Livres, traîtres amis si chers !
Elle est faite des deuils sans nombre
D’un triste enfant. Des jours moins fiers
Que telles nuits où la chandelle
M’était encore un vrai Soleil
M’ont fait prisonnier des chapelles
Où les dieux morts tiennent conseil.
Le cœur fardé de moisissures,
Les sens pourris de vieil encens,
J’ai rouvert d’une main moins sûre
Vos pages qu’un filet de sang
Soulignait à la bonne place ;
Et puis, des vins et des tabacs
M’ont fait rêver, mais tout s’efface
Et je ne vous relirai pas.
Aux vases que la mousse ronge
Une main a changé les fleurs
Et sur mes yeux perclus de songe
Cette main a séché les pleurs.
Je me souviens de vous, mes livres,
Comme je me souviens des nuits
D’ivresse, or il me reste à vivre
Tous les beaux jours qui n’ont pas lui.
Deux ou trois refrains de ballades,
Un proverbe mis en chanson
Calmeront assez les foucades
D’appétits qui s’apaiseront.
Je crois, minuits de ma jeunesse,
En de tièdes après midi,
Je crois aux heureuses paresses,
Je ne crois plus au Paradis.
Que mes chants si je chante, ô lyre !
Soient ceux d’un meneur de troupeaux
Qui ne connaît pas son délire
Et sait à peine qu’il est beau.
André Salmon, Créances, 1905-1910, "Les clés ardentes",
"Féeries", "Le calumet", Gallimard, 1926, p. 200-202.
Contribution de Tristan Hordé
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