Après Julien Letrouvé colporteur, publié chez
le même éditeur, Assise devant la mer,
dernier livre de Pierre Silvain, se lit d’un seul souffle comme un long poème
en prose. Récit par le découpage en chapitres titrés et séquencés, par le
recours à la matière autobiographique qui semble nous conduire d’un point à un
autre d’ « une vie
antérieure » — une enfance de colons au Maroc. Mais le travail de
l’écriture, le phrasé musical de Pierre Silvain détournent le lecteur de toute
construction romanesque, de toute linéarité, lui laissant l’illusion de
reconstituer une complexe ordonnance du temps, de saisir par touches
successives une série de « scènes primitives ».
La première de ces scènes, fondatrice, ouvre et clôt un livre bâti autour de
deux personnages sans nom, « la mère » et « l’enfant ».
Saisie par le regard — la mémoire — aigu de l’enfant, la mère se tient assise
face à l’infini de la mer, fixée à son insu et à jamais par l’enfant tapi, loin
en retrait, dans un creux de sable. La distance physique entre eux deux,
exacerbée par le détournement (le ravissement) de la mère, est source
d’angoisse dès lors qu’une vague plus forte pourrait soustraire la mère au
regard de l’enfant dont le cri est alors recouvert par le bruit de la mer.
« C’est ce que l’enfant peut-être
s’imagine, croit tout près de s’accomplir, il voit se dresser une masse d’eau
d’un bleu laiteux à sa crête, qui se recourbe aussitôt en avant et déferle dans
un écroulement d’écume plein d’éclats de soleil, glisse sur le sable dont la
rapide inclinaison amortit l’élan, l’épuise jusqu’à ce qu’elle ne soit plus
qu’une onde inoffensive, la pointe baveuse d’une langue d’animal dompté venant
lécher l’orteil de la mère. » Dans l’acte final, cette scène inscrite
depuis bien longtemps dans le catalogue des rêves, ou plutôt des cauchemars de
l’enfant, est livrée par l’adulte depuis longtemps séparé de sa mère.
Entre ces deux séquences se déploie un souple maillage de regards en abyme.
Regards de l’enfant sur la mère — vers la mer — en miroir ; sur le sexe et
la mort apprivoisés, sur l’autre soi rattrapé par le temps. La scène initiale,
qui donne son titre au récit, a son propre miroir dans celle de la mort de la
mère, survenue devant une fenêtre découpée sur le temps suspendu, comme si la
mort était l’instant où cesse l’attente, où le regard de l’un se heurte au vide
de l’autre.
Au bout du compte, la phrase longue et cadencée de Pierre Silvain fait émerger
de ce jeu de regards, du bleu intense de la mer, des murs blancs de la maison
d’enfance, une étrange figure. Duelle, fusionnelle, mère-enfant dont le
narrateur – « l’enfant » devenu « je » dans les toutes
dernières pages – ne sait plus si c’est d’elle ou de lui en elle dont il parle.
D’une manière comparable aux Vagues de
Virginia Woolf, où l’agencement rythmé des monologues intérieurs évoque le flux
et le reflux de la mer, Assise devant la
mer est traversé d’une vision récurrente, légère et grave à la fois. Le
grand corps maternel, l’océan primordial, agrippé du regard par l’enfant,
résiste et cède tour à tour à la séparation, à l’enfouissement dans « l’étendue dormante de l’océan, la
plage vide, l’éclat du ciel ».
Contribution de Chantal Tanet
Pierre Silvain, Assise devant la mer,
éditions Verdier, 2009, 14 €. sur le site de l'éditeur