Les
Poèmes de Maximus, ou la cohérence hétérogène.
S'il en
fallait, Heisenberg et Keats seraient de bons guides pour entrer dans Les Poèmes de Maximus :
H : Cet objet ci-devant, imposant et massif, est à la fois corps et onde. Nous
n'en saisirons donc pas l'énergie, le mouvement ni la vitesse, si nous
cherchons à le localiser exactement. Maximus n'est pas un chef-d'œuvre, pas
même une œuvre. C'est une forme. Et une forme dont nous actualiserons le
mouvement si nous l'investissons de notre lecture.
K
: Negative Capability, indeed...
*
C'est la forme qu'on aime seulement,
et la forme vient seulement
à l'existence quand
la chose naît
née de toi-même,
née de
foin et
d'entretoises de coton,
de déchets des
rues, des quais, d'herbes
que tu portes là,
mon oiseau
La forme d'une
ville : Gloucester, Massachusetts & la forme d'une énonciation, d'une voix
: Maximus.
Philosophe du
IIème siècle originaire de
Tyr, Maximus devient chez Olson figure de l'énonciation. Venu de sa cité
phénicienne, il arpente la ville portuaire du Cap Anne et adresse des lettres à
ses citoyens. Ces missives constitueront une bonne partie du premier volume des
Poèmes de Maximus. Le Tyrien se fera
par la suite historien — à la façon d'Hérodote —, géographe — proche de Pausanias
— et muthologue de la cité.
L'Anse de l'Eau
Douce. Dogtown. William Stevens. The Fellowship. Noms de rues, de quartiers, de
personnes et d'embarcations apparaissent fréquemment dans les poèmes tout au
long des trois volumes. Par cet entrelacement naît dans l'esprit du lecteur la
forme d'une ville et la forme d'un epos,
dans leur dynamique et leur singularité. Et Maximus, continuum, donne cohérence à l'ensemble composé de poèmes
hétérogènes.
Mais
Gloucester?
Ce que nous avons là — et
littéralement sur le pas de ma porte, comme je le disais à Merk, en lui
demandant l'état des dernières recherches des historiens sur le "champs
des pescheurs"... sans lui dire que c'était un poème que j'avais en tête,
sachant que je l'aurais paniqué, le muthologos ayant franchement perdu du terrain depuis
Pindare
Point de départ
et d'arrivée, source microcosmique de l'epos,
Gloucester est non seulement sur "le pas de la porte" d'Olson, qui
s'y rend depuis l'âge de cinq ans (il est né et a grandi dans la proche ville de
Worcester) et s'y installera définitivement en 1957 à quarante-sept ans, la
cité est aussi et surtout l'une des toutes premières colonies européennes de la
côte Est des futurs États-Unis ; ville née de la fondation en 1623 de la
Dorchester Company.
Point de départ
car il s'agit, pour les Européens qui débarquent, du "Nouveau Monde".
Et point de départ choisi par Olson
comme cité fondatrice d'une poétique et d'une politique (la polis) car Gloucester est, dès son
origine, une cité cosmopolite, hétérogène, composée d'Anglais, de Portugais,
d'Italiens, de Basques ; une cité à l'origine indépendante et qui vit des
ressources de la pêche ; une cité, surtout, très rapidement engagée dans la
lutte contre le "germe" de la Nation américaine, c'est à dire la
Colonie de la Baie du Massachusetts (qui réunit Plymouth, Salem, Boston) caractérisée
par des valeurs puritaines et mercantiles : germe de la "pejorocracy",
selon le terme poundien qu'Olson reprend à son compte. Figure d'une possibilité
historique avortée, puisque la Dorchester Company fut en quelques années
assimilée à la Massachusetts Bay Colony, et puisque la mémoire collective
retient avant tout le Mayflower et les Pilgrim Fathers, Gloucester est
également figure d'un esprit de lutte à restaurer, "ici et maintenant".
Il est capital
de signaler qu'Olson, dans le champ
qu'il compose, ne s'intéresse nullement au passé à titre commémoratif. C'est le
présent qu'il vise : les affaires humaines et l'espace (toujours) singulier sur
lequel elles ont cours, ainsi que la façon dont elles sont dites, pensées et
administrées ; les affaires humaines — individuelles et collectives —,
dans l'épaisseur que leur donne la présence active, visible et lisible du passé
(on pense à Walter Benjamin, et au récent ouvrage de Laurent Olivier, Le Sombre abîme du temps. Mémoire et
archéologie).
Gloucester est
enfin un point d'arrivée car, pour Olson, la colonisation européenne du
continent américain constitue l'aboutissement d'un mouvement engagé par les
Phéniciens et qui pourrait se résumer dans l'expression "civilisation
occidentale". La présence à Gloucester de Maximus de Tyr, figure par concrétion ce trajet dans le
temps et dans l'espace :
route 128 digue
pour accéder à Tyr Olson interroge,
remet en cause cette formation à la fois historique et idéologique qu'est
l'Occident. Il questionne ses fondements politiques, épistémologiques,
symboliques, et son devenir "humaniste". Il cherche ("outside
the box") une méthode adéquate, renouvelée et attentive aux formes archaïques, pour dire "la densité
propre des êtres et des événements", ainsi que le précise Auxeméry dans
son introduction. Le champ de Maximus prend, dans les volumes II et III
(celui-ci posthume et inachevé à la mort d'Olson en 1970) de l'amplitude et gagne en profondeur :
Toute la nuit
je fus un
Eumolpide et
dans mon sommeil
je mettais des
choses ensemble
qui ne l'avaient
pas auparavant
été
*
Traduire The Maximus Poems, c'est traduire des
noms, certes (il y a du monde, dans
ces poèmes), mais c'est avant tout traduire un rythme, une syntaxe projective
et une composition par champ venant investir la page :
lenteurs
qui
sont un
chemin
d'amont dans les bois suivant
une route
topographique
naturelle, et passant près d'un étang à loutres
prévoir
une ellipse
bouclée dans laquelle une histoire
soit racontée et que les bouts des fils soient
disposés et tiennent
comme si l'air
recommençait une autre
histoire par un
autre homme
La tâche était
d'autant plus ardue qu'il en va de la circulation de l'énergie dans le poème,
de la singularité de chaque poème comme forme-sens. Singularité qu'Auxeméry a
retrouvée à partir des possibilités
de la langue française, dans une syntaxe qui écoute, plutôt qu'elle n'épouse,
celle d'Olson. La langue de la traduction, instable (la langue l'est toujours
d'ailleurs, mais de façon peut-être plus manifeste dans le poème traduit),
travaillée par la langue traduite, agit en retour sur le lecteur francophone :
Sa Tête en
Saillie sur
le rivage-de-la-mer
krk, "ville", dans
la langue de maintenant
oiseau déchiqueté ou bien de bête de
proie au bec crochu reste de
la migration des oiseaux vers le N
saillie pour oiseaux migrant
vers le Nord kr-ku sa saillie au-dessus du
rivage
oiseau ou ville kr-ku
Denis Roche
avait, parmi les premiers, attiré l'attention sur les poèmes d'Olson en
traduisant "Les martins-pêcheurs" dans 3 Pourrissements Poétiques, en 1972. Auxeméry traduit Olson depuis
la fin des années 70 : poèmes, mais aussi essais et autres écrits. Cette
fréquentation assidue, ainsi que celle des lieux et des ouvrages parcourus par
Olson, lui donnent une mesure. En témoigne l'essai "introductif"
(proposé à la suite des poèmes), la meilleure présentation de la poétique
olsonienne disponible à ce jour en français. Des glossaires ("Noms de
personnes", "Noms de lieux", "Curiosa") accompagnent
cet essai et constituent un appareil critique utile. Ils sont issus du
remarquable travail accompli par George F. Butterick, co-éditeur du troisième
volume des Maximus Poems, et auteur
en 1978 de l'important Guide to The
Maximus Poems of Charles Olson.
Cette
traduction, et le rigoureux travail d'édition qui la porte, sont un événement.
Pour la première fois, les lecteurs francophones non familiers de l'anglais
pourront faire l'expérience de cette forme dans son ensemble. Et si la
référence aux Cantos de Pound, à Paterson (et à In the American Grain) de Williams ou encore à A, de Zukofsky, est justifiée, elle n'épuise pour autant en rien le
travail d'Olson : "A likeness
recognized is only something to move in from".
Contribution
de Julien Ségura
Les extraits et poèmes cités se trouvent
respectivement
aux pages 7, 104, 250, 327, 611 et 418 des Poèmes
de Maximus, Toulon, La Nerthe, 2009.
La
formule d'Olson "A likeness...from" est issue d'un essai de 1957
intitulé "Homer and Bible" ; voir Charles Olson, Collected Prose, Berkeley, University of California Press,
1997, p. 347. Traduction approximative :
"Une fois établie, une ressemblance n'est qu'un point de départ."