Voici presque vingt ans, au terme du lundi 17 décembre 1990,
Bernard Plasse qui venait de créer l'association "Diem Perdidi"
n'avait certes pas perdu sa journée : il inaugurait ce soir-là "la Galerie du Tableau", un espace
d'expositions implanté près de la Préfecture dans une rue étroite de Marseille,
la rue Sylvabelle. Depuis cette date, pendant chacun de ses débuts de semaine,
Plasse respecte avec une belle constance le rythme hebdomadaire qu'il s'est
audacieusement fixé. Les lundis de vernissage se succèdent régulièrement, plus
de 600 artistes et près de 700 évènements ont été imaginés sous l'égide de son
association qui affectionne aussi l'itinérance puisqu'elle déplace quelquefois
ses programmations et ses invitations à New York, en Thessalie, à Anvers, à
Copenhague, à Vancouver, ou bien jusqu'à Hambourg.
Dotée d'un minuscule espace, douze mètres carrés "agrandis par le
temps", la galerie expose des petits formats ou bien une grande pièce.
Ce lundi 12 octobre, à 18 h 30, entre rue de Breteuil et rue Paradis, la
disposition des lieux échappera remarquablement aux étroitesses du marché de
l'art. Bernard Plasse accrochera sur les murs de son véhicule sept ou huit
dessins d'un grand transfuge de Marseille, Louis Pons. Il
offrira simultanément l'ouvrage qu'il a composé en compagnie de Liliane
Giraudon et Jean-Jacques Viton.
Un livret de 90 pages ironiquement titré "Vous mettrez çà sur la
note". Y sont rassemblés des entretiens, des photographies, des textes
et des traductions qui témoignent de ce que sont depuis trois décennies les
entreprises et les publications suscitées par Viton / Giraudon - pour faire
plus court, on n'invoquera pas constamment leurs prénoms - . Pour qui
l'ignorerait, on ajoutera immédiatement que ces deux écrivains vivent en couple
depuis la fin des années 70. Bernard Plasse souligne en préface que ce sont "deux
individus, aux différences appuyées, aux divergences parfois radicales mais
sachant réunir par un faisceau de subtilités ce qui fait leur existence, ce qui
leur permet une durable passion". Viton/ Giraudon ne sont en rien des
poètes "locaux" : l'une de leur consigne, lorsqu'ils ébauchent un
sommaire de revue, c'est "pas un seul voyage sans étranger". Le
différend, la disputatio et
l'affection qu'ils éprouvent vis à vis de la cité qu'ils ont choisi d'habiter
durablement en 1987, n'est pas apaisable. Toutes proportions gardées, ils
peuvent reprendre à leur compte les propos des Cahiers du Sud, fermement
proférés par Jean Ballard et Jean Tortel qui affectionnaient infiniment le
Vieux Port mais marquaient précisément qu'en dépit de minces subventions et de
pages de publicité consenties par les négociants phocéens, leur revue s'était
forgée "contre Marseille, et non pas avec Marseille".
Viton/ Giraudon œuvrent depuis plusieurs décennies chez Action Poétique. Avec
Henri Deluy qui fut pendant de brèves années journaliste à La Marseillaise,
le pacte est depuis longtemps scellé, leur amitié est essentielle. Leurs livres
sont principalement édités par Paul-Otchakovski-Laurens ; leur relation avec le
bras droit de P.O.L., Jean-Paul Hirsch remonte à la fin des années 70 lorsque
Jean-Paul dirigea pendant plusieurs saisons, "rue du Félibre Gaut",
une librairie d'Aix-en-Provence qui s'appelait "La Quotidienne".
Depuis 1978, Viton / Giraudon ont publié vingt-deux livres avec le logo de P.O.L.
: ils ont l'un et l'autre composé onze ouvrages formatés sous la couverture
blanche d'Otchakovski-Laurens.
Viton qui a participé aux ultimes sommaires des Cahiers du Sud - pour
des poèmes ainsi que des chroniques à propos du Living Theater - et qui est
plus âgé que sa compagne - il a raconté dans la Quinzaine Littéraire
avoir traversé le Vieux Port sur la nacelle du Pont Transbordeur - aime
rappeler que l'une de ses premières rencontres en poésie fut dans une librairie
de la Canebière Gérald Neveu (1921-1960) "énigmatique et solaire : il
était sans emploi, pensionné des PTT, grand amateur de vin rosé, un beau visage
à la Eluard mais en plus volontaire, il dégageait une rage contenue, parlait
bas avec exactitude, les poches de sa veste étaient bourrées de petits livres
et de poèmes en cours". Gérald Neveu habitait près de Notre-Dame les
hauteurs du quartier Vauban ; un volume des Poètes d'aujourd'hui/ Seghers fut
composé à propos de sa trajectoire par Jean Malrieu, Viton signale qu'un
dérisoire et "minuscule square, triste jardin nanti d'une balançoire,
existe à Marseille, dans le 9° arrondissement et porte son nom on se demande par
quel hasard".
Pour sa part Giraudon connaissait Henri Deluy et Jean Tortel depuis les années
soixante. Liliane avait rédigé à propos du poète des villes ouvertes, des
corps attaqués et du discours des yeux une thèse de doctorat
à Aix-en-Provence : dans son jury siégeaient Raymond Jean, Georges Mounin et
Jean Laude. Longtemps Tortel lui avait dit de "déchirer", de "recommencer"
ce qu'elle écrivait. Le monde universitaire fut rarement leur allié, si l'on
excepte la courte parution de la revue Acide que Jean-Marie Gleize
produisait autrefois depuis la Faculté de Lettres d'Aix-en-Provence.
Jean-Jacques Viton qui travailla pour une troupe de théatre, le TQM qui jouait
Armand Gatti et Brecht, évoque souvent
les bars de nuit proches de l'Opéra où il préférait rester en compagnie d'un
autre poète souverainement marginal, Axel Toursky (1927-1970) - comme Tortel,
c'était un disciple de Jean Royère - plutôt
que de se rendre aux réunions dans le grenier des Cahiers du Sud à ses
yeux trop éloignés des drames et des prises de conscience suscités par la
Guerre d'Algérie.
Des revues, des livres, des traductions.
Avec Viton/ Giraudon, l'autrefois et le maintenant de Marseille se conjoignent
un peu comme l'aurait voulu Georges Didi-Hubermann quand il songe à Walter Benjamin
et à Pasolini : l'avenir dure longtemps. Leur plus haut fait d'armes fut à mes
yeux, jusqu'en décembre 1990, la revue Banana Split dont j'ai tenté de
retracer l'histoire dans le cahier 30 de la Revue des Revues. On s'en
souvient volontiers, c'était quelques années avant l'usage généralisé des
ordinateurs et de l'informatique : il s'agissait d'une revue délibérément
inconvenante, des centaines de pages ronéotypées et sommairement encollées,
débitées par une lourde et bruyante Ranx Xerok, une incroyable série de coups
de cœur et de bavures, une manière de "sacripant" comme le
souhaitait autrefois Françis Ponge, un samizdat décapant et offensif qui
desserra brièvement les verrous d'une époque.
La matière première de Banana Split était étonnamment profuse : elle
délaissait les détours de la typographie et se contentait de publier, du
producteur au consommateur, des tapuscrits sans élégance et des graphies sans
fioritures. On y trouvait sur fond de colère et d'inquiétude natives, sans
ultra-gauchisme et sans corset théorique, les exercices de tirs de toutes
sortes de textes ; entre autres, un Album des Sports au coeur duquel Roger
Laporte rédigeait un courrier en souvenir de l'Ajax d'Amsterdam et des Verts,
de Cruyff et de Beckenbauer, une lettre publiée par Bernard Noël après le décès
de Christian Gabrielle Guez-Ricord, des albums consacrés à Ludwig Wittgenstein,
Haroldo de Campos et Ezra Pound, des berlinois cooptés par Christian Prigent, une
exposition confectionnée par André Dimanche au musée Cantini, Hadewijch
d'Anvers, Mandelstam, Hubert Lucot, Leslie Kaplan, Dominique Fourcade,
Christian Boltanski et Jean-Jacques Ceccarelli, ou bien encore des
transcriptions d'émissions de France Culture composées par Claude Royet
Journoud à l'intérieur desquelles se nouaient des dialogues entre André du
Bouchet et Pascal Quignard, ou bien entre Marie Etienne et Florence Delay.
Banana Split connut dix ans d'existence et vingt-sept numéros. Après quoi, Viton / Giraudon fomentèrent au sein du cipM
de Marseille, avec Julien Blaine et Emmanuel Ponsart, une Banana Split
"orale", trois interventions publiques enregistrées au Couvent du
Refuge ou bien à la Vieille Charité auxquelles succéda un atelier de traduction,
le Comptoir qui produisit des livres et des CD. De plus, avec
Jean-Charles Depaule (jusqu'au numéro 14) et avec Henri Deluy, Liliane et
Jean-Jacques publièrent à partir de septembre 1992 le semestriel If qui
s'efforce d'obéir à une consigne coriace et vitalisante de Deluy : "le
maximum d'ordre dans un maximum de désordre".
Comme dit Liliane, "entre l'inutilité de faire et celle de ne rien
faire, je préfère la première". D'une autre façon, Viton, dans
l'entretien mené par Bernard Plasse indique que le virus de la revue n'est
jamais du "temps plombé". "C’est un moteur du comportement
qui aide justement chez un écrivain à entretenir une curiosité, à maintenir ou
inventer une discipline". Ici encore les résultantes sont
impressionnantes ; If a publié des inédits de Jean-Christophe Bailly,
Katy Molnar et Philippe Beck, des traductions de Mina Loy, Marina Tsvétaieva,
Emily Dickinson et Christiane Lavant ainsi qu'un cahier consacré à Hélène
Bessette. Le dernier numéro, le trente-troisième, est issu d'un partenariat
noué avec Hubert Colas, le centre de ressources Montevideo et la
manifestation actOral, Festival
des arts et des écritures contemporaines qui se tient à Marseille, Paris et
Nantes en octobre et décembre 2009. On y découvre notamment une traduction de
Vélimir Khlebnikov présentée par Yvan Mignot, des textes d'Olivia Rosenthal et
Stéphane Bouquet.
Parmi les pages de "Vous mettrez çà sur la note" on
trouvera également de précises bibliographies ainsi qu'un entretien de Liliane
Giraudon réalisé pour le VAC de Ventabren avec un autre marseillais d'adoption,
l'écrivain et historien d'art Xavier Girard qui achève actuellement le
catalogue raisonné de Bernard Pagès et qui publiera prochainement un recueil de
textes chez André Dimanche. Liliane qui va bientôt séjourner au 104 de Paris où
Robert Cantarella mettra en scène des extraits de La Poétesse, confie
également à cette publication l'une de ses Vidas comme elle en a publié
chez Inventaire/
Invention pour ses Bien-Aimées (és). Cette Vida
concerne Alphonse Allais : elle rappelle qu'il naquit à Honfleur deux
heures plus tôt qu'Arthur Rimbaud à Charleville. Le texte le plus
fascinant de cette livraison orchestrée par Diem Perdidi est une traduction
d'un fragment du Poète à New York de Garcia Lorca, une Ode à Walt
Whitman traduite en 2006 à partir des ateliers des Comptoirs de la
nouvelle B.S. En voici un extrait :
Dors, il ne reste rien
Une danse de murs agite les prairies
et l'Amérique se noie sous les machines et les larmes.
Je veux que le vent fort de la nuit la plus profonde
arrache les fleurs et les lettres de l'arcade où tu dors
Contribution de Alain Paire (publiée par Florence Trocmé)
Vernissage et présentation de "Vous mettrez çà sur la note/ Bernard
Plasse, Liliane Giraudon, Jean-Jacques Viton" lundi 12 octobre, à partir
de 18 h 30, Galerie du Tableau, 37 rue Sylvabelle, 13006 Marseille. tél
04.91.57.05.34. Exposition jusqu'au 17 octobre. Ouvert du lundi au vendredi de
10 h à 12h et de 15 h à 19 h, le samedi jusqu'à 18 h.
Abonnement If, deux numéros 23 euros,
32 rue Estelle, 3006 Marseille.
Légendes des photos, de haut en bas ;
Années 80 : Liliane Giraudon et Jean-Jacques Viton, photographie de Corinne
Mercadier ; revue Banana Split ; revue If