« la langue est un grand étonnement »
Entretien avec Étienne Faure, octobre 2009
Quand avez-vous commencé à écrire ?
À l’adolescence. J’ai bien eu le goût de faire quelques petits écrits plus tôt,
mais c’était lié à la confection de livres, je fabriquais des livres et il
fallait donc les remplir, raconter des histoires... Au début, j’ai commencé par
écrire des sonnets, c’était cela qui me semblait la forme la plus pertinente, la
plus seyante... Ensuite, il y a eu le contact un peu foudroyant avec le
surréalisme. J’ai essayé de pratiquer l’écriture automatique, le cadavre exquis
… tout ce que l’on peut explorer pour amplifier la découverte…C’était
intéressant pour sortir d’un carcan un peu classique. Les choses sont parties
comme cela, mais moderato cantabile. Je suis peu à peu entré dans d’autres
problématiques, par exemple l’importance de l’étymologie, de son poids dans le
texte, tout ce que recèlent les mots, et bien sûr leur mouvement via la
syntaxe. La langue est un grand étonnement…Parallèlement je lisais beaucoup de
poètes, français, étrangers, anciens ou contemporains, mais aussi beaucoup de
prose (les auteurs russes, allemands, tchèques, polonais….). Au fond je
progressais dans la trilogie indivisible de la langue « lue, parlée,
écrite » qu’on inscrit dans son curriculum vitae pour aller se vendre sur
le marché du travail. « Lue, parlée, écrite » est aussi le titre
d’une des parties de Légèrement frôlée.
Le principe du poème est de créer une contrainte. J’ai traversé une période où
le blanc était fortement dominant, dans les années fin 1970 et 80, le blanc
avait une grande autorité, et j’ai fréquenté cette poésie-là. Il faut tout
lire, y compris les auteurs dont on se sent le plus éloigné par la façon ou le
regard, cela sert de poil à gratter… Ensuite j’ai eu besoin de retrouver une
forme plus compacte avec des contraintes. L’usage du blanc entraînait un
démantèlement qui ne m’allait pas, même si je restais très intéressé par les
travaux où les mots montent en charge, prennent du poids, résonnent très
fortement. Cela me parlait plus qu’un simple désossement sur la page – je parle
un peu ardemment ! – qui ne m’allait pas. Je voulais retrouver du corps
dans le texte. Cela dit, il y a énormément de poèmes, de diverses époques, où
le blanc est grandement présent, et qui me parlent beaucoup.
Avant Légèrement frôlée et Vues prenables, vous avez d’abord été abondamment publié en
revue ?
Oui, c’est une chance de rencontrer un
lectorat différent d’une revue à l’autre, en passant de La NRF à Conférence, à Théodore Balmoral, Rehauts, Europe, Le Mâche-Laurier...
Ce sont des revues d’un ton et d’un parti pris différents et il y a eu le
plaisir de se retrouver en présence d’autres auteurs – parfois même déjà morts –
dans le grand atelier contemporain où la poésie se fabrique. Les textes peuvent
ainsi gagner à attendre, à être un peu remâchés, ne pas mimer la logique
marchande qui met en circulation tout et tout de suite… Ne pas craindre les
ratures… Le revers de l’affaire, c’est qu’au bout d’un moment on a le sentiment
d’être un auteur un peu émietté, un peu disséminé. Il fallait donc franchir le
seuil et arriver au livre avec la difficulté souvent soulevée par certains
auteurs de dépasser le simple assemblage, de constituer un peu plus qu’un
recueil pour parvenir à un ensemble, à un livre. La question de l’homogénéité
de Légèrement frôlée et de Vues prenables résulte d’un travail de
tamis, d’élimination de textes qui me paraissaient un peu courts, dans toutes
les acceptions du terme, où souvent prédominaient un esprit un peu grinçant et
un humour qui ne collaient pas vraiment avec le reste. Je m’étais aperçu que
cela mettait les ensembles un peu de guingois quand on laissait ces petits
textes à côté des autres. Il y a donc une forme de sélection qui s’est opérée.
Mais l’humour s’est maintenu dans certains
poèmes de vos deux livres.
Vous êtes le premier à me le dire... On m’avait jusqu’alors parlé d’une ironie
ou d’un ton caustique. L’humour est une chose délicate, a fortiori en poésie où
il faut faire léger, mais j’espère qu’il est un peu apparent. C’est quelque
chose que j’essaie de conserver.
Je retiens un exemple ; vous jouez
sur le sens d’une expression, "à ravir" dans le vers : – la robe allait à vous ravir.
Il y a cette tentation de détourner, de décaler un petit peu le sens ;
c’est par excellence le travail sur l’écriture, ce n’est pas nouveau, mais
j’essaie de réprimer un peu cette tendance parce qu’elle pourrait apparaître
comme un amusement anecdotique qui, à certains moments, pourrait sonner un peu
faux dans le reste du texte.
(pour accéder à la suite de l'entretien, cliquer sur "lire la suite de...." - le texte est également disponible en pdf, téléchargeable, voir à la toute fin de l'entretien)
On lit aussi dans vos textes un autre
travail de l’écriture, qui aboutit à détourner l’attention de ce qui peut être
grave par ailleurs, par exemple avec les derniers vers de "les langues
de sable" :
partout zone de cabotage clapotis charabia,
le remuement aux mille langues.
Le reste du poème est très grave –
notamment avec la présence de la mort.
C’est un peu ce qui est suggéré dans le titre, Légèrement frôlée, une manière d’alléger la gravité, très souvent
présente chez moi, de faire en sorte de ne pas trop s’y attarder pour ne pas s’enliser
dans un pathos de mauvais aloi. Donc la forme ici permet d’alléger, par effet
de contraste ; c’est une propension fréquente, un peu comme si l’on avait le
pas lourd : j’essaie d’y introduire un peu de contrariété pour que le pas soit
un peu moins scandé, un peu moins pesant, le tempo plus alerte. Si la forme
était trop solennelle, eu égard au propos, cela ferait trop mastoc.
On me renvoie toujours au fait que la mort est extrêmement présente dans mes
poèmes, mais il me semble qu’il y a la mort et le rire, que ce sont deux
déclencheurs importants. La difficulté est de les faire cohabiter par un écrit
pas trop sombrement teinté ; et puis d’essayer de passer autre chose à
autrui en évitant d’en rester à une simple singularité.
En dehors du rire, il y a un travail
autre dans la langue. On relèverait quantité de fragments du type :
car ignorant / à tout coup tout de la géographie [...].
C’est sans doute la marque d’une défiance au regard de l’éloquence, c’est
clair, et aussi du « bien tourné », de la chose qui tombe trop
bien comme un pli de pantalon sur une chaussure, vous savez… Sans doute
faut-il conserver une petite fêlure, une rupture, non pas pour à tout prix
chercher l’incongru, le saugrenu, mais pour arriver à être audible différemment,
peut-être pour surprendre le lecteur quant à ce qu’il pensait découvrir après
le virage du vers, qu’il y trouve autre chose.
La mort est présente, cela est sûr, mais on ne peut pas, par exemple, parler de
la mort des fruits. Ne s’agit-il pas plutôt d’une disparition continue ?
Le pendant de cela, dans Vues prenables,
c’est la citation d’Henri Thomas, donnée avant un poème, « rien
vécu » : J’ai compris que
l’écriture remplace la vie, enfin quelle essaie, que nous essayons de vivre
deux fois. C’est cette écriture en boucle que l’on a dans "Venise en
creux", ou que constituent les répétitions dans le théâtre avec
« Bonté des planches », ou la répétition des nuits. On est en effet
dans un système en boucle qui se nourrit avec ses morts, ses disparitions, ses
oublis, et on les revit en permanence. Sur la disparition, je dirais que l’on
écrit dans la nostalgie de ce qui est, bien sûr, passé, et aussi dans la
nostalgie de ce qui bientôt va disparaître, – nostalgie au futur antérieur, les
dés sont déjà jetés. On a donc une espèce de répétition inlassable, jusqu’à la
vraie.
De là l’importance de toute la
littérature.
Les citations, les présences, les noms sont importants. Sans doute y a-t-il le
sentiment d’appartenance à une chaîne, c’est-à-dire d’écrire de concert, en
quelque sorte, dans l’esprit d’une recherche de synthèse avec ceux qui nous ont
précédés, et ceux qui nous entourent. Cette idée de synthèse est par exemple
dans le poème "toutes les nuits" et c’est ce qu’aborde littéralement
le texte "les poètes" :
Puis le tréma chutant les poëtes
jadis présumés la tête dans les nues
sans ailes, en bas laissés pour compte à
la rue
sans couvre-chef et sans rien qui parât
à leur propre folie,
endossaient des peaux d’hommes, allaient à pied
mandatés par les morts pour vivre
avec le même corps ou peu s’en faut, même peau
bâtie d’après d’anciens patrons, usant
leur poids de ciel endossés, vieux paletots,
tissus d’hier que la pluie alourdit
à ne savoir jusqu’où la porter, cette peau, pelisse
de fils élimés aux manches
pour déambuler à leur tour par la plaine
et finir dans la peau d’un ours, d’un singe
pareillement conspués, applaudis, aux prises
avec la chaîne.
les poètes
Par ailleurs, tous les poètes sont autodidactes, j’ai mis du temps à le
comprendre, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’école de la poésie, il faut être un
peu ignorant pour écrire en poésie – pas complètement, un peu... L’école est
double, c’est celle de la vie, avec l’apprentissage de la mort, de l’ivresse,
de la beauté, de l’amour, etc., donc être homme avant d’être homme-poète comme
disait Max Jacob ; mais c’est aussi l’école de la lecture des anciens, des
contemporains, lecture que l’on intègre comme des incrustations, des collages
dans le texte parce qu’on écrit avec, et parfois contre, ceux qui nous ont
précédé et ceux avec qui nous vivons. Cette présence de la littérature, c’est
cette aspiration à revendiquer une espèce de synthèse, une aspiration
symphonique.
Au passage, on ne saluera pas assez les travaux de Poezibao qui offre un inventaire permanent des poètes et de la
poésie avec un esprit d’ouverture qui frappe. Les contributions, dont les
vôtres, sont une grande chance. Ouvrir cette fenêtre, c’est aussitôt être en
présence d’auteurs lointains, contemporains, étrangers, morts ou vivants… Cela
donne des envies de retourner dare-dare à la librairie ou à la bibliothèque…
Pour revenir à la langue, le goût,
l’emploi de mots « rares » ou archaïques est-il lié à cette nécessité
pour vous de sauver quelque chose du passé, de refuser la perte ?
Très certainement.
Non pas pour je ne sais quel goût passéiste, non… mais le fait est qu’il ne
reste, après certaines disparitions, que la possibilité d’en parler, de nommer.
Le mot « musette », par exemple, qui apparaît dans un texte de Vues prenables que vous citez dans votre
note de lecture (la mémoire déménage)
est presque aussi désuet que l’objet. Or cette disparition, de l’un et de
l’autre, ne date pas de si longtemps à échelle d’homme. Elle est encore dans
les mémoires :
ainsi disant musette, un sac en tissu
vert-de-gris
toujours ressurgira en bandoulière,
porté par un aïeul en allé au combat
Pour la « rareté » peut-être y a-t-il un risque de préciosité. Par
exemple, Guy Goffette me demandait pourquoi je parlais de « cutine »
des feuilles dans Légèrement frôlée
quand j’aurais pu dire « vernis » pour ces mêmes feuilles rendues
brillantes par cette substance. Évidemment. Mais le fait est qu’il y a toujours
cette tentation de maintenir ces mots un peu inusités et qui cependant existent
et restent employés dans de nombreux domaines techniques. On serait tenté de
dire que tous les mots sont possibles (techniques, anciens, rares, etc.) dès
lors qu’ils sont « habités », « endossés »,
« portés » depuis un temps par leur utilisateur. Différent serait
sans doute le cas où les mots seraient simplement importés, fraîchement sortis
du dictionnaire pour un emploi immédiat…Avoir plusieurs formations peut être de
ce point de vue bénéfique. La fréquentation de plusieurs répertoires ou
lexiques selon les filières dans lesquelles on se trouve projeté (par les
études, la profession..) favorise l’ouverture effective de l’éventail des mots.
On les côtoie pour de bon, c’est-à-dire qu’on les emploie assez pour en être
familier et songer à les insérer un beau matin dans un poème, avec ce qui
paraît alors être leur place.
C’est également une grande préoccupation des traducteurs, j’imagine, qui
doivent connaître assez le sens, mais aussi la portée d’un mot, son halo
Vous vivez si fort avec la littérature
que parfois l’on retrouve des mots de tel ou tel dans vos poèmes. Dans l’un,
dédié à Réda, on découvre même ses mots et le vers de 14 syllabes, avec le e pneumatique qu’il affectionne...
Il y a sans doute toujours un effet de mimétisme avec ceux que l’on aime…Pour
le poème dédié à Réda, le vers de 14 syllabes était mon cadeau, ma façon de lui
faire signe. L’élément de mimétisme est certainement très accentué quand on
commence à écrire ; on commence par imiter pour d’autant mieux savoir ce
que l’on écarte − et trouver sa voie. Ensuite il peut rester ce plaisir de
faire appel à nos amis, à ceux qui nous ont accompagnés dans les lectures.
J’ai cité Max Jacob, qui n’est pas dans mes deux livres. Le calendrier des
repères évolue, certains reviennent, c’est le vécu qui gouverne la nécessité de
certains retours. Des citations, des écrits, des auteurs nous parlent à nouveau
après certaines expériences. Les chemins que l’on suit pour arriver à des
rencontres sont parfois curieux. Par exemple, Jude Stéfan est un des auteurs
que j’ai découverts assez tardivement un peu après des auteurs anciens comme
Catulle et Properce. La leçon principale que je retire de cette lecture, très
assidue, c’est l’énergie.
L’énergie vous caractérise aussi. Et la
jubilation à être dans la langue ; un poème, par exemple, s’étend sur une
seule phrase de 25 vers...
La phrase est sans doute une tentation lointaine de la prose, mais avec aussi
la recherche du blanc. Guillevic, dans son introduction de vingt poèmes de
Georg Trakl, parle de la phrase de Proust, qu’il aime, et qui a selon lui
volontairement « défait la phrase en
l’éternisant ». « Au lieu d’employer le système de
rupture par le blanc, cher aux poètes, il allonge la phrase d’une façon telle
que le silence se met alors à l’intérieur même de la phrase. » Dans mes
textes, c’est une espèce de mi-chemin puisque, à la fois, il y a des phrases
entières qui constituent un poème, mais avec le souci de faire silence, de
couper le souffle à un moment donné à la prose, de la casser avec des vers qui
sont déhanchés ou de guingois, avec des vers parfois très longs, d’autres très
petits. D’arrêter la fuite en avant de la prose, sa linéarité. Et cependant il
faut que la phrase arrive à se dérouler jusqu’au bout, tout en pariant sur une
minuscule autonomie de chacun des vers. C’est donc la volonté de concilier une
phrase et un vers qui veut s’affirmer comme tel ; j’essaie de conserver le
poids du vers mais à l’intérieur –souvent- d’une seule phrase.
D’où un certain souci de la
métrique ? On relève sans peine des régularités, et il y a même chez vous
des rimes intérieures dans un alexandrin (déchets artisanaux, cadavres
d’animaux) et des alexandrins cachés,
avec rimes :
dans l’encoignure d’un bouquin, jusqu’au soir quand
la chaleur retombant soudain,
Oui, la rime est cachée dans l’encoignure d’un bouquin... C’est là une sorte de
troisième degré, comme un taillis à l’intérieur du bois, une petite surprise
mais pas trop appuyée – pour rester léger.
Je pense aux crispations qu’il y a eu à propos de l’alexandrin ; l’oreille
est peut-être un peu fatiguée du vieil alexandrin, mais l’interdire
complètement est ridicule, rien n’empêche de l’intégrer de temps en temps. Nous
sommes peut-être à un moment de synthèse, et l’on trouvera du 14 syllabes, du
11, etc., chacun a sa boutique sur le sujet. J’essaie que l’alexandrin ne soit
pas trop dominant, parce que c’est une musique que l’on connaît.
Vous brisez à l’occasion la syntaxe de
sorte que le lecteur soit obligé de relire pour construire son sens, comme dans
cette entrée de poème :
Accoudée périclite au comptoir
allemande dans sa chair, la blonde
pendant la guerre décolorée.
Oui, il y a parfois une manière d’acrobatie syntaxique, surtout dans les textes
les plus anciens, mais tout en voulant rester lisible et que le tempo n’en
souffre pas, que la lecture demeure possible. C’est une grande joie d’y
arriver, souvent après de longues méditations, de longues hésitations sur ces voltiges,
qui ne doivent pas pour autant virer à l’exercice complaisant, isolé du reste
du texte.
Dans ce poème, après cette entrée, le
lecteur se retrouve avec les images du vieillissement, de la douleur, etc.
Une entrée en matière qui ensuite se démultiplie en plusieurs collages... Cela
résulte d’un parti pris et de la façon dont le texte se fabrique. Ça me faisait
penser autrefois à Follain dont les textes bifurquent et qui prennent fin un
peu à côté, avec un léger décalage qui pourtant résonne avec le début... Sortir
du linéaire, c’est un peu cela que je cherche, même si mes textes ont tendance
à être un peu enfermés formellement ; c’est-à-dire que souvent le début se
retrouve en écho à la fin, ce qui peut agacer parce qu’on a l’impression de
choses qui se referment sur elles-mêmes. C’est un problème. Beaucoup d’auteurs
prennent le parti pris d’arrêter abruptement, d’être dans l’inachèvement − ce
qui est éminemment moderne … Mais cela continue de tarauder, d’essayer de faire
un texte qui parte d’une entrée un peu alerte et qui bifurque progressivement
par le sujet et par la forme, tout en veillant à ne pas être dans le
relâchement que les longs poèmes peuvent amener. Il y a en effet toujours ce
risque, ce côté "ventre mou" du cœur des textes ; on sait
commencer et finir, mais le cœur du texte est le lieu le plus difficile, c’est
là qu’il peut y avoir des ralentissements, une certaine mollesse, une perte de
tension…
Pour revenir au blanc que vous évoquiez,
il est aussi dans vos poèmes. Certains sont partagés en deux blocs, comme si
l’on passait à autre chose.
Pierre Chappuis m’avait signalé cet aspect-là, en me disant qu’il n’y avait pas
plus de blanc en mettant du blanc que si la phrase s’était poursuivie. On est
dans le libre arbitre de celui qui, à un moment donné, pense qu’il y a une
rupture dans le texte, et se demande comment la signaler de façon plus
tangible. Il y a dans ces poèmes fractionnés des ruptures, temporelles ou de
ton, un peu parfois comme un changement de vitesse : un changement de
tempo − il y a des textes qui sont au pas, d’autres au trot ou au galop, et à
l’intérieur d’un texte il peut y avoir aussi cela, que le blanc peut favoriser.
Parmi vos contemporains, Antoine Emaz par
exemple utilise le blanc d’une manière très différente de celle des années 70.
Oui, cela me fait penser un peu à Guillevic, ce qui le ferait peut-être
sursauter, mais ce n’est pas grave, l’essentiel est de se lire et d’échanger.
Il y a chez lui une montée en charge parfois en un mot, ce qui se lit dans ses
titres, comme Os, Peau, qui sont des
paris que je trouve osés mais réussis, parce que toute la charge repose sur un
mot souvent d’une syllabe. Cela m’intéresse beaucoup, c’est autre chose que
d’introduire de l’espace entre les mots, il y a un halo du mot qui apparaît.
La question du titre du poème, et sa
place puisqu’il est à la fin.
C’est simplement une façon de s’effacer, de laisser la place au texte et de ne
faire une proposition qu’après, un peu dans la chronologie de la fabrication
puisque je n’écris pas avec le titre en tête. C’est une façon de suggérer
discrètement ce qui vient d’être lu plutôt que d’annoncer ce que l’on va
découvrir. Cela ressemble aussi à ce que fait un peintre, une tentative de
surligner, ou aussi de cristalliser en un ou quelques mots quelque chose, et
pas forcément le sens, comme le punctum
en photographie. Une tentative de faire résonner et peut-être d’inviter à une
deuxième lecture… Certains disent que l’on bute sur ce titre. Peut-être que je
pourrais supprimer le titre...
À propos de photographie, la couverture
de Vues prenables reproduit un de vos
clichés où vous avez fixé, dans un paysage, un photographe en train d’opérer –
et le cliché ressemble à un tableau.
Il y a quelque chose de statique dans cette photographie. Ce qui est
partiellement caché, c’est la partie vivante, il s’agit d’une cérémonie, avec
une présence collective, des hommes et des femmes sur des gradins. On pourrait
lire la photographie comme un raccourci de ce que l’on peut trouver dans mes
textes : il y a un aller-retour entre les motifs qui sont fréquents, ceux
des tableaux, des œuvres d’art ou plus simplement des vues que la vie nous
offre, et cette présence humaine qui fait bouger, qui met en mouvement, et qui
nous offre des instants. Là, c’est un instant d’éternité, les gens se font
littéralement immortaliser. Il y a cette question de l’instant, du fragment de
vie contre la mort…
La photographie est certainement une activité très proche de la problématique
de l’écriture des poèmes, nourrie elle aussi de la vie d’autrui, de sa propre
vie. C’est la question de l’observation ; Follain disait que le poète est un expert de
l’observation, pas du tout dans les nuages…
Observation, mais pas représentation.
Sans doute. On pourrait peut-être parler d’un passage de la vue à la vision. C’est
ce que le texte essaie d’offrir, mais il y a aussi la problématique de l’envers :
on n’est pas tout à fait au bon endroit et l’on regarde ce qui va être
représenté à terme, c’est-à-dire la photographie d’une photographie, mais du
point de vue du revers. C’est une vieille tentation d’aller voir derrière,
d’aller voir l’envers des apparences ; c’est aussi ce qui apparaît dans
cette couverture.
De la même façon, la peinture est aussi présente dans mes textes, c’est
également un grand déclencheur. Il s’agit souvent de pratiquer l’arrêt sur
tableau, de le scruter et de se taire, de
laisser parler la peinture…Pas seulement pour la représentation. Elle peut le
cas échéant être émouvante lorsqu’elle témoigne en mille détails d’une époque, d’une pratique,
de mœurs et de lois permanentes ou révolues : la présence d’un chien dans
une scène, ou bien des outils, des
fruits de saison, un geste un peu tendre sur une épaule, des mains un peu
épaisses… ou fines, etc. Au-delà de la représentation, c’est évidemment le
mouvement qui est intéressant, l’émotion qui initia le geste, la vision derrière
la vue. Scruter l’apparente inertie du matériau, et déjà apercevoir ou imaginer
l’intention. Soit dit en passant, c’est aussi ce qu’on fait avec un poème quand
on le scrute, le relit, quand on
pratique un arrêt sur poème ; c’est un clair-obscur : il donne peu à
peu à voir, au moins pour un moment, jusqu’à en percer un peu plus l’émotion…
On est souvent à l’extérieur dans Vues
prenables, avec le souci de la vie
quotidienne et de l’Histoire, ce qui est en décalage assez net avec une grande
partie de la poésie contemporaine. Je relis avec vous
Au bord de sa fenêtre est sans doute assise
la femme au rez-de-chaussée donnant sur la rue,
à discuter, raconter son histoire en face,
et disant du mourant qui n’a pas traîné,
qu’il est parti bien vite avec les autres, tiens,
disparus à pied, en vélo, en carriole,
ceux qui vendaient en ambulance
des fleurs, de l’amadou, des statues en plâtre
ah mais oui –, des fruits et des légumes,
et puis les chiffonniers au crochet, les rémouleurs,
tous ces morts occupés à colporter leur vie
de leurs cris, de leurs appels
auxquels accouraient en premier les enfants
Pommes de tèèèrre, pommes de tèèèrre... –
aujourd’hui sur des chaises.
histoire d’en face
L’Histoire, avec un grand H, c’est un parti pris dans les deux livres, avec des
textes à caractère « historique » – je mets des guillemets. C’est une
façon de marteler qu’il y a un élément, l’élément collectif, indissociable de
la vie humaine. Je fais partie de cette génération qui a connu l’homme qui a
connu l’ours : mes parents ont connu la guerre, mes grands parents la
première guerre mondiale. La grande histoire, c’est impératif de la faire
apparaître, qu’elle soit présente, car elle renvoie à la petite histoire, à
toutes ces vies passées. Il y a ainsi dans mes textes des hommages affectueux à
des gens qui ont disparu, des gens que l’on trouvait vieux quand on était petit
– qui ne l’étaient sûrement pas –, qui nous ont laissé leurs souvenirs et ceux
de la génération précédente. J’aime bien faire ressurgir cette mémoire au carré,
la mémoire de leur mémoire. Peut-être que l’attachement aux petites choses, aux
petits gestes quotidiens, est une façon de souligner le grand désarroi
individuel au sein de la grande histoire.
Le fait de moucheter les textes de rappels, de gestuelles, de renvois à la vie
quotidienne, est une manière de saluer des vies, et aussi de conserver un lien
entre un discours singulier et autrui. J’essaie de faire en sorte que le poème
ne tombe pas dans la simple anecdote, que les gestes se chargent en valeur
universelle. Par exemple, dans Vues
prenables, la partie titrée "Le temps travaille trop" est
consacrée principalement à des personnes qui ont disparu, et leur souvenir est
évoqué à travers les gestes que l’on conserve d’eux, gestes que l’on se
surprend parfois à refaire ; récupérer un sac, défroisser le papier, c’est
un geste d’avant-guerre, qui nous ramène à une histoire...
(octobre 2009)
(Poème inédit)
à
Jude Stéfan
Blanc, émacié,
du faux présent n’ayant cure
il le côtoie pourtant, non, le
pourfend
de profil, comme on frôle la
bêtise
avec la ferme intention qu’elle ne
dure
qu’un temps,
celui de dédier d’anonyme mémoire
en litanies de longues suites,
ou brèves,
le rire dont il usa, montrant
canines
pour la mieux résilier, la bêtise
maintes fois contractée par erreur
dans un cocktail, la rue,
autre forme de société,
et ne point finir à l’hospice
aimant, radotant plus que onze
apôtres
en tenue de soirée lilas – sainte
horreur –
en Judas, seul
détenteur du mot de passe.
dernier
sérail des bouches
Contribution de Tristan Hordé