Un entretien avec Pierre Vinclair, à propos de Barbares
Pierre Vinclair vient de publier Barbares, son premier livre de poésie, aux éditions Flammarion. On
peut en lire une note de lecture ici.
Florence Trocmé: j’aimerais que vous donniez quelques
éclaircissements sur le nom de votre héros, ce Popée avec un seul P mais
également sur le nom du personnage féminin, Aka
Pierre Vinclair : je travaille beaucoup avec internet, et la première
version de ce texte est parue en blog, sous pseudonyme. Comme je considère ce
texte comme une épopée, à l'heure d'internet, cela fait une e-popée. Dans un
deuxième temps, il y a Poppée la femme de Néron, à la beauté exemplaire.
Derrière mon personnage (qui a un côté, j'imagine, du moins j'espère, vaguement
beckettien), il y a donc l'ombre de la beauté un peu futile d'une femme
d'empereur, ce qui souligne par contraste ses propres attributs, qui sont aussi
les attributs du monde dans lequel il évolue (qui n'a rien de la beauté
apollonienne du monde romain du premier siècle). Moins le -p, car j'écris Popée
et non Poppée. C'est le "p" de poésie (comme chez Jude Stefan ou
Philippe Beck) qui manque, c'est la case vide qui fait aussi avancer l'histoire
: car c'est ce "p" que cherche Popée (il cherche un monde, par le
chant).
aka, est en premier lieu une
déformation d’Écho, le personnage des Métamorphoses
d’Ovide où elle suit Narcisse. D'ailleurs les premiers vers de "Métaformoses"
sont une reprise du passage où Narcisse se mire dans l'eau (sauf qu'il se mire
ici dans les fragments de sa bouteille éclatée). Donc, d'abord, c'est Écho,
c'est-à-dire la répétition qui diffère, le double qui n'est pas tout à fait
identique. De Écho on passe à Aka (en minuscules) car Aka (赤) signifie « rouge »
en Japonais, rouge comme le sang (son apparition, au chant 5, est appelée "Hémoglobie",
comme hémoglobine mais "globie" comme le globe, le monde). Enfin, AKA
(en majuscules) et non Aka, à cause de A.K.A., also known as, c'est-à-dire la pure transitivité, un nom qui
signifie c'est-à-dire, c'est-à-dire qui n'est qu'un passage
entre deux noms, en l'occurrence entre Popée, qui a le nom (qui est l'envers
d'Ulysse), et le sanglier qui est appelé le Sans Nom (le Sans Nom qui se
dédouble dans "Chant du bouc" entre l'animal et « celui qui est personne »,
c'est-à-dire l'homme-dieu (celui qui est = YHWH ; personne = Ulysse)). Dans ce
AKA se joue donc en quelques sortes le statut même de l'Écho comme doublure, et
en même temps comme pure transitivité entre l'être (le nom) et le rien (le Sans
Nom).
F.T. : pouvez vous en dire un peu plus sur votre « personnage »,
Popée, ce clochard déjanté, mais aussi sur l’étrange figure du Négateur.
P.V. : Popée est effectivement ce que vous dîtes, figure de
clochard déjanté, et emblématique comme le dit l'expression « Clochard de l'Être » qui donne une
dimension métaphysique à son statut : il est une figure de l'homme moderne qui
n'a pas de lieu (Levinas dit quelque part dans Totalité et infini je crois que l'homme est celui pour lequel il
n'y a pas de lieu, qui n'est nulle part chez lui). Les éclats dans lesquels il
vit sont effectivement les éclats de sa bouteille, qui explose au moment où
commence le texte, comme une image de l'explosion du monde (de la
représentation d'un monde un) devenu chaos épars. Le poème dans son entier
présente les tentatives (la marche et la parole chant 2, la religion chant 3,
la contemplation de soi chant 4, l'amour chant 5 et 6) ou les médiations pour
refaire de l'un, du monde, dans ce chaos, et le chant 7 l'acceptation du chaos
comme chaos, acceptation paradoxale car elle se veut le fondement tout d'un
même d'une sorte d'éthique (« ô mon
dieu/ je veux bien oui [rapport à la fin du monologue de Molly dans Ulysse de Joyce] / demeurer [retour de l'idée de lieu, de demeure] / dans ce chaos / sans fond ») à la
toute fin.
- Le Négateur est une figure qui assume à la fois le rôle du négatif, comme
dans la philosophie de Hegel, c'est-à-dire la négation qui permet de retrouver
une affirmation plus haute, et celle du diable (« Ainsi qu'un diable traçant sur le blanc / Qui dirait marcher c'est
faire la partition d’un voyage / Revenir le verbe coupé dans le lieu »,
premiers vers du chant 2), diable traduit en « Négateur » dans le
livre de Job dans la bible (récente traduction d’écrivains chez Bayard). Le
diable, du grec diabolein, c'est
celui qui sépare, qui coupe dans l'un. En tant qu'il est celui qui par lequel,
dans lequel, le monde devient chaos, Popée est en un sens le diable, le
Négateur lui-même, et en un sens il ne l'est pas car il le subit : le Négateur
est en fait l'extériorisation de ce qu'il a en lui (un peu comme les Érinyes
sont une extériorisation, une personnification de la mauvaise conscience chez
Eschyle). C'est la personnification de son destin. La figure du négateur
revient dans « Chant du bouc ».
F.T. : Je me
demande s’il n’y a pas dans ce livre une sorte de concaténation de mythes, de
scènes de cauchemar, de scènes de guerre (et sans doute cachées de multiples
allusions et réminiscences artistiques et littéraires (qui nourrissent le texte
par en-dessous, comme un humus) et peut être même, me suis-je demandée, des
éléments empruntés au monde des jeux vidéo et des films d’horreur, autres
territoires de l’imaginaire contemporain). Pourriez-vous dire ce qu’il en
est ?
P.V. : le rapport aux mythes anciens est en effet important. Le poème
présente à la fois une sorte de mythologie bouffonne ou grotesque, signant à la
fois la nécessité et l'impossibilité d'un rapport aux mythes. Retour paradoxal
au paganisme qui peut s'entendre dans un rapport à Lyotard, dans Instructions
païennes ou Au juste par exemple.
Un des points communs aux trois poèmes de Barbares
est de travailler ce rapport au paganisme. L'autre point commun, c'est Kant, et
sa trilogie des Idées métaphysiques qui nomment des objets totaux (le monde,
l'âme, Dieu) qui ne peuvent être objets de connaissance. Le but du jeu était en
un sens d'en faire des objets de poésie ou de mythe, mais détournés,
transformés, profanés (Popée : monde transformé en chaos ; Chant du bouc : âme
transformée en pur chant ; Éloge du maître : Dieu ravalé en éros).
Quant à l'humus sur lequel s'élève le texte, il y a comme vous l'avez vu de la
philosophie (Kant, Hegel, Levinas, Lyotard, Jean-Luc Nancy beaucoup aussi, sur
la question du monde) et de la littérature (Homère, La Bible, Ovide, Mallarmé,
sur lequel j'ai fait un DEA (le sanglier qui a un peu le rôle du Faune, et en
même temps celui d'Hérodiade, "reptile inviolé"), Céline, Beckett, le
Médéa de Bénézet, sans oublier le Paterson de WC Williams que je venais de
découvrir lorsque j'ai commencé Popée, tentative de faire moi aussi un long
poème bizarre et allégorique avec des vers et de la prose.
Il y a, encore oui une dimension carnavalesque, grotesque ou baroque,
préclassique en tous cas je crois, qui correspond à ce que j'écrivais du rapport
au paganisme (plutôt que le sérieux de la religion chrétienne, sérieux que je
n'aime pas.) Mais là où vos remarques me surprennent le plus, dans leur acuité,
c'est ce que vous relevez du rapport aux jeux vidéo. Figurez-vous que le
Laurent de l'épitre dédicatoire est en fait mon cousin. Il travaille dans une société
de jeux vidéo en Colombie, et il était le premier lecteur de ce Popée lorsqu'il
était, comme je vous l'ai dit, sur blog. Il n'en finissait pas de commenter le
texte, si bien qu'arrivé au cinquième chant, je lui ai offert de décider de la
fin du poème. Pour me mettre au défi, il m'a proposé de faire intervenir un
sanglier, ce qui dans une démarche de poésie, même grotesque, n'est pas si
évident comme vous imaginez ! J'ai donc écrit cette fin pour lui (raison
de l'épitre), travaillé que j'étais par sa vision des jeux vidéo qui
transparaissait dans chacun de ses commentaires (quant à moi, je n'y joue pas,
ni ne regarde de films d'horreur).
Bio-bibliographie
de Pierre Vinclair
la
présentation de Barbares
un
extrait de Barbares