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Donc le poète est vraiment voleur
de feu.
Il est chargé de l'humanité,
des animaux même ; il devra faire
sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si
c'est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue ;
— Du reste, toute parole étant
idée, le temps d'un langage universel viendra ! Il faut être académicien, —
plus mort qu'un fossile, — pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que
ce soit. Des faibles se mettraient à penser
sur la première lettre de l'alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie
!...
Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs,
de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité
d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle : il donnerait plus —
que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenue norme, absorbée par
tous, il serait vraiment un
multiplicateur de progrès !
Cet avenir sera matérialiste,
vous le voyez ; — Toujours plein du Nombre
et de l'Harmonie ces poèmes seront
faits pour rester. — Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque.
L'art éternel aurait ses
fonctions ; comme les poètes sont citoyens. La Poésie ne rythmera plus l'action
: elle sera en avant.
Ces poètes seront ! Quand sera
brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l'homme
— jusqu'ici abominable —, lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle
aussi ! La femme trouvera de l'inconnu ! Ses mondes d'idées diffèreront-ils des
nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes,
délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.
En attendant, demandons aux poètes du nouveau, — idées et formes. Tous les habiles croiront bientôt avoir
satisfait à cette demande. — Ce n'est pas cela !
Les premiers romantiques ont
été voyants sans trop bien s'en
rendre compte : la culture de leurs âmes s'est commencée aux accidents :
locomotives abandonnées, mais brûlantes, que prennent quelque temps les rails.
— Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. — Hugo,
trop cabochard, a bien du vu dans les derniers volumes : Les Misérables sont un vrai poème. J'ai Les Châtiments sous la main ; Stella
donne à peu près la mesure de la vue
de Hugo. Trop de Belmontet et de Lamennais, de Jéhovah et de colonnes, vieilles
énormités crevées.
Musset est quatorze fois
exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, — que sa
paresse d'ange a insultées ! Ô ! les contes et proverbes fadasses ! Ô les nuits
! Ô Rolla, ô Namouna, ô la Coupe ! Tout est français, c'est-à-dire haïssable au
suprême degré ; français, pas parisien ! Encore une œuvre de cet odieux génie
qui a inspiré Rabelais, Voltaire, Jean de la Fontaine ! commenté par M. Taine !
Printanier, l'esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture
à l'émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la poésie française, mais en France. Tout garçon
épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque ; tout séminariste en porte les cinq cents
rimes dans le secret d'un carnet. À quinze ans, ces élans de passion mettent
les jeunes en rut ; à seize ans, ils se contentent déjà de les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept même,
tout collégien, qui a le moyen, fait le Rolla, écrit un Rolla ! Quelques-uns en meurent peut-être encore. Musset n'a rien
su faire : il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les
yeux. Français, panadif*, traîné de l'estaminet au pupitre de collège, le beau
mort est mort, et, désormais, ne nous donnons même plus la peine de le
réveiller par nos abominations.
Les seconds romantiques sont
très voyants : Th. Gautier, Lec. de
Lisle, Th. de Banville. Mais inspecter l'invisible et entendre l'inouï étant
autre chose que reprendre l'esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier
voyant, roi des poètes, un vrai Dieu.
Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui
est mesquine : les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles.
Arthur Rimbaud, "Lettre à Paul Demeny", 15 mai 1871, dans Œuvres complètes, édition établie par
André Guyaux, avec la collaboration d'Aurélia Cervoni, Bibliothèque de la
Pléiade, p. 146-148.
Contribution de Tristan Hordé
Panadif : hapax, dérivé analogique de panade (comme maladif de malade) : d'une substance analogue à celle d'une panade, c'est-à-dire d'une soupe épaisse et fade.
(Rimbaud, op. cit., note 15, p. 993)